Les politiques et les médias occidentaux fulminent contre la visite de Vladimir Poutine à Belgrade et la parade militaire qui y est organisée à cette occasion, la première depuis des décennies. Ils occultent au passage le motif de cet événement, qui est historique: la commémoration de la libération de Belgrade (précisons-le: de l’occupation nazie!). Si l’on a pu «désinviter» les Russes des plages de Normandie ou des cérémonies du bicentenaire des relations diplomatiques entre la Suisse et la Russie, il eût été difficile de leur interdire la commémoration d’un fait d’armes qu’ils ont eux-même accompli! (La contribution des partisans de Tito à cette libération ayant été plutôt symbolique, et cantonnée, avant tout, à des actes d’épuration après le départ des Allemands.)
Le degré de morgue et de négationnisme historique que manifestent les directeurs d’opinion occidentaux à l’égard de la Russie et de l’Europe de l’Est ne faiblit pas avec les déconvenues et les démentis qu’ils essuient. Bien au contraire. Ce comportement est l’aspect le plus préoccupant de la crise actuelle. Il donne à penser que la hargne, la manipulation et l’intrusion arrogante dans les affaires d’autrui ne cesseront qu’avec l’effondrement économique, social ou militaire de l’un ou l’autre camp.
Cette réplique de Miroslav Lazanski, le plus illustre commentateur militaire de l’espace balkanique, aux balivernes de l’incontournable Tim Judah illustre à la fois l’ampleur du malentendu et l’ignorance frivole qui imprègne les prises de positions occidentales.
Slobodan Despot
Le petit et le grand Judah
Il semble que toute l’Europe soit sur les dents à cause de la parade militaire à Belgrade et de la venue de Vladimir Vladimirovitch Poutine en Serbie. Le journaliste britannique Tim Judah, hôte permanent de divers forums européens et balkaniques sur la sécurité, y est lui aussi allé de son laïus.
Aux journalistes serbes, notre cher ami Judah a dit qu’ « une grande parade militaire à Belgrade et la présence de Vladimir Poutine pourraient susciter de mauvaises réactions en Occident« . Il ne s’est trouvé personne pour lui rétorquer que cette parade et la présence de Vladimir Poutine pourraient susciter des réactions positives parmi les citoyens de Serbie. Et que les hommes politiques de Serbie devaient avant tout se soucier des réactions de leurs concitoyens.
Le problème de notre parade et de la participation de Poutine réside, selon notre ami Judah, dans le fait « que la Russie a fait usage de son armée pour dévaster l’Ukraine et que tout cela aurait l’air plutôt mal venu« . Pas un mot sur ceux qui ont perpétré un coup d’Etat à Kiev, sur le fait qu’on a procédé à un changement violent de pouvoir et que cet acte fut le début de la crise et de la tragédie ukrainiennes. Judah spécule que la Russie souhaiterait se frayer un corridor terrestre jusqu’à la Crimée et à Odessa afin de déboucher à la frontière roumaine, ce qui « constituerait une opération militaire d’envergure, face à quoi la Serbie ne pourrait plus rester assise entre deux chaises ».
J’ai fait la connaissance de M. Judah lorsqu’il était modérateur d’une session du sommet de l’OTAN à Bucarest, voici plusieurs années. Il ne ressemblait pas à un connaisseur de la stratégie militaire, mais à un membre de l’élite journalistique occidentale qui migre de conférence en conférence.
Or la Russie n’a besoin d’aucun corridor terrestre pour la Crimée. Dans dix-huit mois, elle disposera d’un pont; dès à présent, du côté de Kertch, la fréquence des ferries et autres embarcations suffit largement à couvrir les besoins de transport actuels avec la Crimée. Dans la géostratégie moderne, l’interconnexion terrestre entre les divers territoires d’un Etat n’est pas toujours indispensable. La région de Kaliningrad n’a aucun lien terrestre avec la mère Russie, et elle s’en accommode fort bien depuis vingt-deux ans.
Imputer à la Russie des intentions conquérantes, et ce dans le but de dénoncer la Serbie et sa position « entre deux chaises » est un procédé très grossier et vil. La Russie n’a pas dévasté l’Ukraine. L’Ukraine a été dévastée par les protagonistes du coup d’Etat, locaux et étrangers.
À la remarque d’un journaliste faisant observer que la Serbie n’organisait pas une grande parade militaire, mais une petite, Tim Judah répond qu’une petite parade n’est pas moins problématique. Il ajoute qu’à son avis on n’organisera pas de parade lors de la visite d’Edi Rama, de Tirana, ou de David Cameron, de Londres.
Il devait plaisanter. L’Albanie et la Russie ne sont pas des puissances comparables, et la Grande-Bretagne n’est pas non plus une puissance comparable à la Russie. Nous organisons notre parade en l’honneur des 70 ans de la libération de Belgrade. Pour libérer Belgrade, des soldats russes sont tombés aux côtés des nôtres, et c’est un fait qui doit être respecté.
Petite ou grande, la parade? Combien devons-nous nous faire petits pour ne pas paraître trop grands? Avec les Russes ou sans eux. Dis-nous, Tim…
Miroslav Lazanski, Politika, 3 octobre 2014.
*Photo: Darko Vojinovic/AP/SIPA.AP21639047_000001
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