Les fêtes d’Hébé s’inscrit dans la grande lignée des opéras lyriques, si ce n’est comiques, avec une impertinence cocasse traversant le spectacle de bout en bout…
Une élégante brochette – ministrable écarté, ministresse en semi-retraite, star du cinéma hexagonal & conjoints… – honoraient le congé dominical, en ce 15 décembre 2024, de leur auguste présence au rang « protocole » de la corbeille de la salle Favart. À guichet fermé s’y tenait la seconde représentation des Fêtes d’Hébé, ce merveilleux opéra-ballet de Rameau (1653-1764)- cf. Les Indes galantes, Dardanus ou Les Boréales… L’exact contemporain de Haendel aura attendu d’avoir la cinquantaine pour se lancer dans l’aventure lyrique, mais avec quel génie ! À sa création en l’an 1739 – pour situer, Louis XV n’a que 29 ans – , le compositeur dédie Les Fêtes d’Hébé à la vieille duchesse douairière de Bourbon-Condé, fille de Louis XIV et de la Montespan : « si [cet ouvrage] peut mériter son approbation, mon ambition est satisfaite ». L’Altesse sérénissime acquiesce à ces vœux. Elle n’a pas tort.
Les enjeux dramatiques de ces Fêtes d’Hébé, chronologiquement son deuxième opéra-ballet, résistent à l’entendement du spectateur d’aujourd’hui, peu familier du personnel mythologique dont la société cultivée du XVIIIème siècle était, elle, biberonnée dès le berceau. Au reste, même à l’époque, paraît-il, la médiocrité du livret dû à un certain Gautier de Montdorge n’échappait à personne, au point de susciter alors dans Paris quelques fielleuses parodies. Rameau ne s’en formalisa point : somptueux, la musique et le chant se suffisent largement à eux-mêmes.
Beaucoup de rires dans l’enceinte de l’Opéra-Comique…
Prenant acte de cette difficulté à se repérer entre Sapho et son amant Alcée, Iphise et son chéri Tyrtée, Mercure et sa muse Eglé, etc., etc., la foison de cet Olympe nous passant au-dessus du crâne, le metteur en scène Robert Carsen transpose, avec le brio qu’on lui connait, cet aréopage fabuleux dans l’époque présente, en bord de Seine. Comme y invitait du reste, et la localisation de l’Académie Royale de Musique en ce temps-là, et l’argument proprement dit de l’opéra : rive droite, (faut-il y voir un clin d’œil ?), du Pont Neuf à la Tour Eiffel ! Ainsi les trois fêtes successives formant tour à tour les trois actes, ou « entrées » de l’opéra-ballet comme on les appelait, à savoir « La Poésie », « La Musique » et « La Danse » sous leur habillage mythologique, prennent place sur la rive du fleuve tant chéri de la nageuse Hidalgo.
Le prologue est pour Carsen l’occasion d’une transposition irrévérencieuse, qui fait à juste titre beaucoup rire dans l’enceinte de l’Opéra-Comique. Car selon la fable, Hébé, déesse de la jeunesse, pour avoir malencontreusement renversé le nectar des dieux, se voit contrainte de descendre de l’Olympe. C’est donc la salle des fêtes de l’Élysée qui sert de décor au raout au cours duquel l’hôtesse des lieux, vue de dos, une Première dame néanmoins reconnaissable à son épaisse, lourde et raide toison peinte en blond platine, se prend une bonne giclée de vin rouge sur sa robe immaculée, maladresse de la serveuse Hébé, laquelle rejoindra le fleuve en vélo, sans qu’on nous dise d’ailleurs si c’est sur piste cyclable… S’ensuit, chantée par la soprano Emmanuelle de Negri dans le rôle-titre, cette confidence en vers, si férocement d’actualité : « Je ne regrette plus /Le séjour du tonnerre:/ les Grâces, l’Amour et Vénus/ Ont leur empire sur la terre » […] « Volons, volons sur les bords de la Seine ».[…] « La Jeunesse et les Ris ont des attraits brillants ; / mais leur victoire est incertaine/ Sans l’heureux secours des talents ». Puis, devant la grille d’honneur du Palais de l’Elysée, toile de fond de la première « entrée » consacrée à « La Poésie », un aéropage mondain se selfise à satiété. Hymas (ou Hylas, enlevé par les nymphes dans la mythologie grecque) prend l’habit d’un CRS : « On doit voler quand Sapho nous appelle », chante-t-il…
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Une impertinence cocasse traversera le spectacle de bout en bout sous les auspices du metteur en scène canadien, les numéros se continuant sur le quai de Paris-Plage, planté de palmiers en pot et garni de transats, puis sur le bal-musette nocturne implanté là même, avec Mercure pour DJ et vue imprenable sur l’île Saint-Louis et Notre-Dame, pour s’achever en feu d’artifice, au pied du pont d’Iéna, terminus d’un bateau-mouche baptisé « Hébé »… Entre temps, Iphise aura convolé avec le capitaine de l’équipe de foot, match retransmis sur écran en plein air, au pied du mur coiffé des boîtes vertes (finalement sauvegardées) de nos bouquinistes… Signées Nicolas Paul, les chorégraphies de danseurs des deux sexes en tenues de princes du ballon rond ou en jogging lorgnent, sans vulgarité, vers le hip-hop et le break dance. On sent que tout le monde s’est beaucoup amusé à ce carnaval de références.
… portés par un duo de choc
De ce divertissement espiègle, troussé de main de maître avec une fantaisie emprunte de causticité par l’irremplaçable Robert Carsen, le grand vainqueur reste tout de même William Christie et sa célèbre formation des Arts Florissants, à qui l’on doit la redécouverte, ce dernier demi-siècle, de la musique baroque sur instruments d’époque. Entre Christie et Carsen perdure un très ancien et fertile compagnonnage : ils se sont associés auparavant déjà sur une bonne dizaine de projets en l’espace de trente ans. Étonnante complicité entre le pape émérite du scrupuleux retour aux sources, et le rebelle à tout historicisme stérile en matière de scénographie !
Porté par un orchestre à la vitalité stupéfiante, dont les sonorités archaïsantes, les crescendos savamment gradués, les pulsations nerveuses, au tempo rapide, contrastant avec les singulières langueurs de certains morceaux, sont une surprise permanente pour l’oreille contemporaine. Les chœurs, d’une netteté sans faille, ne sont pas moins excellents. Hébé puis naïade, Emmanuelle de Negri fait merveille, tout autant que la mezzo Lea Desandre qui campe tour à tour Sapho, Iphise et Eglé, et la soprano Ana Vieira Leita incarnant l’Amour, le Ruisseau et une bergère. Quant à Mercure, il s’impose magnifiquement sous les traits de Marc Mauillon, puissant et viril baryton ténor qu’on retrouvera dès janvier prochain, au Palais Garnier cette fois, encore dans Rameau, avec la tragédie lyrique Castor et Pollux – nouvelle régie d’une autre star de la mise en scène lyrique : Peter Sellars.
Les fêtes d’Hébé. Opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau. Direction : William Christie. Chœurs et orchestre Les Arts Florissants. Mise en scène : Robert Carsen. Avec : Emmanuelle de Negri, Lea Desandre, Ana Vieira Leite, Marc Mauillon, Renato Dolcini, Cyril Auvity, Lisandro Abadie Antonin Rondepierre, Matthieu Walendzik.
Durée : 2h50.
Théâtre national de l’Opéra-Comique, les 17, 19, 21 décembre 2024 à 20h (le 19, tenue de fête pour l’anniversaire de William Christie, 80 ans).
Captation diffusée le 21 décembre sur Mezzo et medici.tv