Le public viennois n’est pas de tout repos. Dans la captation du Don Carlo de Verdi que diffuse à bon escient Arte Concert[1] jusqu’à l’avant-veille du Jour de l’An, les huées ne couvrent pas la marée des applaudissements… mais on entend quand même bien meugler le comité d’accueil ! À l’évidence, ces braillements mammifères ne s’adressent qu’à la mise en scène de Kirill Serebrennikov, nullement aux chanteurs. Non plus qu’à l’inégalable orchestre maison, sous l’attentive battue de Philippe Jordan, dont c’est la dernière saison au pays de Mozart… Mais c’est qu’à Vienne, on ne rigole pas avec la tradition. Celle-ci en prend un sacré coup dans la relecture contemporaine, sciemment corrélée au conflit russo-ukrainien, qu’en fait le natif de Rostov-sur-le-Don désormais exilé à Berlin.
Don Carlos (à l’Espagnole, avec s), ou Don Carlo (à l’Italienne, sans s) ? Car il y a bien des versions de ce drame tiré d’une pièce de Schiller, composé à partir de 1865 par un Verdi alors en contrat avec l’Opéra de Paris (le Palais Garnier est en construction), sur un livret concocté par un poète, Joseph Méry (lequel mourra cette année-là) et terminé par Camille du Locle, le gendre du patron de la maison, un dénommé Perrin. La tradition du « grand opéra » à la française, en ce XIXème siècle où le public parisien prise les machines opératiques spectaculaires, exige que l’œuvre soit chantée en langue française, avec ballet obligatoire au milieu des cinq actes. En 1866 éclate en Italie une guerre qui oppose l’Autriche à la Prusse pour le contrôle de la Vénétie ; un traité entérine finalement l’annexion de la région par l’Autriche. Le député Verdi, politiquement engagé dans l’unification de la péninsule et très préoccupé par la situation, tentera sans succès d’annuler le contrat qui le lie à Paris…
Autant dire que le contexte politique local trouve un écho puissant dans Don Carlo : l’intrigue, située au milieu du XVIème siècle, oppose le roi Philippe II, descendant de Charles Quint, à l’infant Don Carlos, promis à la princesse Elisabeth de Valois venue de Fontainebleau et dont il tombe amoureux, mais que son père veuf décide d’épouser à la place de son fils. Rodrigue, marquis de Posa, ami de cœur de Carlos, rentre quant à lui des Pays-Bas, sous occupation espagnole comme l’on sait, et supplie ce dernier d’intervenir auprès du roi pour la cause flamande. Ce qu’il fait. Mis en confiance, Philippe l’invite à surveiller son fils dont il soupçonne d’être son rival en amour, et lui conseille de se méfier du Grand Inquisiteur. La princesse Eboli, suivante d’Elisabeth, secrètement amoureuse de Carlos mais ayant commis avec Philippe l’adultère dont elle cherchera à accuser la reine, se verra ultérieurement piégée par celle-ci, et aussitôt bannie, dans des péripéties improbables dont on vous passe ici le détail. Carlos, s’opposant au supplice des hérétiques par l’Inquisition, semble à son tour trahi par Rodrigue qui, cédant au souverain intraitable et mal-aimé (cf. l’aria sublime « Elle ne m’aime pas… ») se charge de l’arrêter au nom du tyran néanmoins tourmenté à l’idée de devoir condamner à mort son propre enfant. Rodrigue sera finalement assassiné ; Carlos obtient le gouvernement des Flandres mais au moment des adieux surgit le roi, qui ordonne au Grand Inquisiteur de le sacrifier au tribunal du sang. C’est alors qu’apparaît le fantôme de Charles Quint…
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Amours contrariées, raison d’Etat, oppression du pouvoir despotique et de l’autorité ecclésiastique, guerre d’occupation… Chef d’œuvre absolu de la maturité verdienne, la partition de Don Carlos est une pure merveille d’orchestration, dans une homogénéité d’écriture qui préfigure les chefs d’œuvre que seront encore, quelques années plus tard, Aïda en 1871 puis Otello en 1887. L’hiver 1882-1883 (rappelons au passage que Wagner meurt le 13 février 1883), Verdi entreprend de réviser son Don Carlos, en le ramenant à quatre actes, quitte à couper certains airs, en particulier au début de l’opéra. Mais en réalité, il n’y a pas UNE version française, Don Carlos d’une part ; et UNE version italienne baptisée Don Carlo (sans s) d’autre part. Tout comme Macbeth (1847) et Simon Boccanegra (1857) auront été également révisé, sur le tard, par un compositeur toujours soucieux d’étoffer son matériau musical pour plus d’intensité, de continuum dramatique, d’expérimentation dans l’orchestration et la mélodie, cet opéra agence, selon les occurrences où il fut donné, de Paris à Naples ou Milan, et ce jusqu’à aujourd’hui, des passages originaux ou remaniés, avec ou sans ballet, dans une forme d’hybridation jamais définitive. Le Don Carlo (sans s) donné en 1998 à l’Opéra-Bastille dans la mise en scène de Graham Vick reprise ensuite à maintes reprises, était par exemple chanté en italien. Tandis que l’Opéra de Paris programme à présent, pour mars/avril 2025, la reprise d’un Don Carlossss…. en cinq actes, dans la version originelle de 1867, chanté en français, donc (mise en scène signée Krysztof Warilowski millésimée 2017, et déjà reprise en 2019/2020).
Ces digressions pour en revenir à Kirill Serebrennikov. C’est donc un Don Carlo en langue italienne qui est proposé au Staatoper de Vienne : la version la plus complète, dite « milanaise », celle de 1884. Sous les auspices de l’opposant déclaré à Poutine avait déjà fait jaser dans la capitale autrichienne, en 2021, sa mise en scène d’un Parsifal concentrationnaire (entreprise depuis la résidence surveillée où le réalisateur de Leto, de La Femme de Tchaïkovski et tout récemment du film Limonov la ballade était alors assigné à Moscou)…
Cette fois, pour Don Carlo, L’Escurial de Philippe II devient un Institut des Costumes high teck, où sont conservés en chambre froide les précieuses vêtures anciennes de la monarchie ibérique, exhumées de leurs cartons pour habiller les doubles ancestraux, comme réincarnés en chair et en os, des protagonistes transportés au XXIème siècle. Transposition tout à fait transparente qui imprime à l’intrigue une lecture politique clairement adossée au conflit russo-ukrainien : Rodrigue et Carlos enfilant des tee-shirts griffés LIBERTA en lettres capitales, comparses portant pancartes ou bannières marqués « Il tempo stringe » (le temps presse), « Non tardare » ou « Salva nuesto solo », tandis que des cartels projetés en fond de plateau renvoient, dûment illustrés par la reproduction en vignette de leurs portraits officiels, aux authentiques figures historiques dont s’inspire la tragédie de Schiller et, partant, son adaptation lyrique… Quant aux protagonistes de l’opéra verdien, on les voit troquer sur le plateau leurs habits de 2024 contre les « patrons » de couleur noire, cousus de simples fils blancs, des costumes d’époque en cours de confection par le tailleur. Comme si Carlos, Elisabeth et Posa ne figuraient jamais que la réincarnation d’un combat sans âge contre l’oppresseur.
Au-delà de cette lecture en somme très cohérente avec le livret, la partition est portée, dans cette nouvelle production autrichienne, par un casting, disons-le, superlativement virtuose, à commencer par Joshua Guerrero dans le rôle-titre, le baryton Etienne Dupuis en marquis de Posa, la mezzo suisse Eve-Maud Hubeaux extraordinaire en Eboli et surtout, la soprano lituanienne de 43 ans Asmik Grigorian, dont le timbre cuivré, rutilant, admirablement projeté imprime au rôle d’Elisabeth de Valois quelque chose qui tient du sublime. D’ailleurs, même à Vienne, au tomber de rideau, le public lui fait un triomphe. À vos écrans !
Don Carlo. Opéra de Giuseppe Verdi. Avec Roberto Tagliavini, Joshua Guerrero, Etienne Dupuis, Dmitri Ulyanov, Asmik Grigoriam, Eve-Maud Hubeaux.
Direction : Philippe Jordan. Mise en scène : Kirill Serebrennikov. Orchestre de l’Opéra de Vienne.
Durée : 3h13
Captation visionnable en accès libre sur Arte Concert jusqu’au 28 décembre 2024
[1] https://www.arte.tv/fr/videos/120902-001-A/giuseppe-verdi-don-carlo/
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