Comment s’aimaient les Grecs de l’Antiquité ? Si l’homosexualité et la pédérastie faisaient partie des mœurs, elles étaient strictement codifiées et bien éloignées des pratiques actuelles. Nicolas Cartelet, écrivain et éditeur, spécialiste de l’Antiquité, analyse dans son livre Sous la jupe d’Achille la complexité de l’homosexualité grecque, et bouscule au passage les idées reçues…
Pierre des Esseintes. Comment distinguer, chez les Grecs anciens, pédérastie et pédophilie ?
Nicolas Cartelet. La confusion entre pédérastie et pédophilie est d’abord étymologique, puisque le terme « pédérastie », étymologiquement, désigne l’amour des enfants mâles. Mais les Grecs appelaient « enfant » n’importe quelle personne âgée de 0 à 20 ans. La pédérastie grecque avait pour but de former de jeunes hommes (les éromènes) à la citoyenneté en les mettant au contact d’hommes accomplis (les érastes) : l’échange était intellectuel, politique, militaire, mais aussi amoureux et sexuel. Une infinité de règles connues de tous bornaient ces échanges, jusqu’à l’âge et l’attitude convenables pour chacun. Ainsi, il semble peu probable que les érastes aient eu des relations sexuelles avec de très jeunes garçons, car le canon de beauté promu par les Grecs, c’est-à-dire l’âge auquel un jeune homme était considéré sexuellement attirant, désigne l’éromène au corps déjà formé, musclé, bronzé et viril, sans doute âgé de 16 à 20 ans.
Aujourd’hui, on a tendance à penser que l’hétérosexualité constitue une « norme » culturelle. Ce n’était pas du tout le cas chez les Grecs. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Les Grecs considéraient l’homosexualité comme un trait naturel de leur culture. Nulle part, dans un aucun texte, l’amour entre hommes n’est désignée comme contre-nature. On peut avancer que chez certains aristocrates, le goût des hommes et la séduction de beaux éphèbes comptaient parmi les plus grands plaisirs de la vie. Néanmoins, la société grecque avait tout d’une société traditionnelle, centrée sur la filiation et la production d’héritiers. Les Grecs considéraient que passé un certain âge (à gros traits au-delà de 30 ans), un homme devait abandonner l’homosexualité pour fonder un foyer avec une femme. Nombreux sont les témoignages se moquant de « débauchés » continuant de séduire des éromènes à un âge révolu.
Les Grecs s’intéressaient-ils à la beauté féminine ?
Les Grecs étaient sans aucun doute sensibles à la beauté féminine, mais la représentation du « beau » masculin est infiniment plus présente dans nos sources que celle du beau féminin. Chez Homère, Hélène de Troie est d’une beauté étourdissante que reconnaissent tous ses contemporains – mais sa beauté est aussi un poison car elle fait perdre la raison à Pâris, qui l’enlève et déclenche la guerre de Troie. Il y a chez les Grecs cette propension à juger la beauté féminine « vénéneuse », alors que la beauté masculine a quelque chose de divin à leurs yeux.
Les relations entre hommes relevaient-elles d’une recherche du plaisir pour les deux partenaires ?
La relation pédérastique est par essence inégale. L’éromène est passif et doit se contenter d’accueillir les élans de son éraste – cadeaux comme sollicitations sexuelles – sans manifester de plaisir. Son seul but doit être de s’élever moralement pour devenir un adulte accompli. Un éromène trop enthousiaste dans la relation serait regardé avec méfiance et considéré comme un débauché. L’éraste en revanche peut tirer du plaisir des relations sexuelles qu’il a avec son amant. Les sources sont bavardes sur le sujet, on exprime volontiers le plaisir que procure la pénétration anale, par exemple, et plus fréquemment encore celui tiré de la pénétration intercrurale (le sexe coulisse entre les cuisses de l’éromène). Rappelons que seul l’éraste pénètre son partenaire, l’inverse est impensable chez les Grecs.
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En Grèce, les homosexuels passifs étaient méprisés. Faut-il voir dans ce mépris les racines de l’homophobie actuelle ?
C’est surtout l’homme efféminé qui est méprisé par les Grecs, ou bien l’homosexuel qui serait passif et se laisserait pénétrer alors qu’il a passé l’âge d’être un éromène. Chez les Grecs, le masculin va de pair avec le courage et la virilité. L’homme efféminé est moqué et soupçonné de lâcheté – on le juge inapte à défendre la cité, ce qui en fait un mauvais citoyen. Il faut dire que la culture grecque est éminemment misogyne, et prête peu de qualités aux femmes (en tout cas aucune qualité utile dans le champ politique et militaire qui sont les deux piliers des cités-états grecques). Une attitude jugée féminine est de fait jugée suspecte. On peut y trouver un trait commun avec l’homophobie moderne, oui, mais nombreuses ont été les sociétés traditionnelles à opérer cette distinction entre masculin/viril, actif et féminin/doux, passif.
Dans votre livre, on apprend que le mot « lesbianisme » a été détourné…
Étymologiquement, encore une fois, le terme lesbianisme désigne le fait de pratiquer la fellation – et plus globalement, il désigne la femme lascive, séductrice. Il est intéressant de constater que le mot vient de Lesbos, cette île grecque, patrie de Sappho (qui a donné saphisme), réputée pour avoir offert une plus grande liberté aux femmes que dans beaucoup d’autres cités grecques. Comme si les femmes de Lesbos, surgissant dans l’espace public, étaient considérées comme sulfureuses, provocatrices. Il y a là l’idée, il me semble, qu’elles ne sont pas tout à fait à leur place aux yeux du monde grec.
Vous dressez huit portraits de couples homosexuels célèbres dans l’histoire et la mythologie. Lesquels vous semblent les plus riches d’enseignement ?
Chacun de ces couples met en lumière une facette de l’homosexualité grecque. L’histoire d’Harmodios et Aristogiton, ce couple homosexuel ayant assassiné le tyran Hipparque à Athènes et précipité l’invention de la démocratie grecque, est remarquable car elle est basée sur un mensonge historique. En effet, les historiens modernes ont démontré que la relation pédérastique entre Harmodios et Aristogiton était improbable (les deux hommes étaient trop âgés pour avoir joué le rôle d’éraste et d’éromène l’un pour l’autre). Les Grecs eux-mêmes ont réécrit l’histoire pour y insérer cette dimension homosexuelle, car à leurs yeux, la démocratie athénienne, basée sur le corps des citoyens-soldats, était indissociable de la pédérastie, dont l’essence-même était la formation des futurs citoyens.
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En regard, on peut évoquer le fameux procès de Timarque, qui nous invite à ne pas idéaliser la société grecque comme un paradis pour l’homosexualité. Timarque est empêtré dans un procès politique pour trahison d’État, et la plaidoirie pour le condamner, qui nous est parvenue, insiste davantage sur son prétendu passé de débauché que sur les faits qui lui sont reprochés. On l’accuse de s’être prostitué et d’avoir agi en mauvais éromène lorsqu’il était plus jeune, c’est-à-dire en tirant du plaisir et du profit de relations sexuelles en tant que partenaire passif, et ces soupçons suffisent à salir son image aux yeux des jurés. Cette histoire judiciaire nous rappelle tous les interdits, explicites ou non, qui pesaient sur les jeunes homosexuels et pouvaient à tout moment se retourner contre eux.
Le christianisme a-t-il eu une influence sur la manière dont l’homosexualité antique est encore perçue aujourd’hui ?
Plus largement, les religions du livre ont marqué une forte évolution dans la façon dont l’homosexualité a été perçue. Dans le monde occidental, on passe d’une Europe dominée par les cultures grecque puis romaine, qui considèrent l’homosexualité naturelle, à un monde chrétien qui s’appuie sur la Bible pour condamner l’amour entre hommes. Les Grecs n’ont jamais considéré que leurs dieux avaient édicté des lois terrestres régissant la manière dont chacun devait vivre, jusque dans son intimité sexuelle. De ce point de vue, l’avènement des religions du livre opère un grand basculement civilisationnel.
Qu’est-ce que l’étude de la sexualité antique peut nous apprendre, à nous Européens de 2024 ?
À sortir du dogmatisme et des certitudes en matière de sexualité et, surtout, à abandonner la rhétorique nature/contre-nature trop souvent avancée pour condamner l’homosexualité. Elle nous apprend aussi que pour les Grecs, homosexualité et virilité allaient de pair, contrairement à l’idée véhiculée par les clichés homophobes modernes. Il est amusant de constater que l’Antiquité grecque est souvent convoquée par les communautés masculinistes (ainsi la fascination pour Sparte et le blockbuster 300, par exemple), que la dimension homosexuelle de la culture antique mettrait sans doute très mal à l’aise.
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