Pol Roger est la plus petite des grandes maisons de champagne. Elle cultive la discrétion et l’art d’assembler les cépages depuis le milieu du XIXe siècle. Parmi ses illustres clients, Winston Churchill lui a toujours été fidèle. Visite exclusive de ses caves à Épernay, en compagnie de Hubert de Billy, descendant direct du fondateur.
Quand Elon Musk aura fini de vendre ses bidules, nos vignerons de Champagne continueront à fabriquer le vin des rois de France dont l’élaboration a demandé des siècles de « recherche et développement ». À quelques semaines des fêtes, je réalise que peu de gens savent vraiment comment est fabriqué le champagne, ce vin de la joie, issu pourtant d’une terre qui n’a rien de joyeux, une terre pauvre et austère couverte de brume et dont les villages ont donné leurs noms aux pires batailles de la Grande Guerre.
Nous voici à Épernay, à 144 kilomètres de Paris. L’avenue de Champagne, bordée de châteaux et d’hôtels particuliers, recouvre une vraie ville souterraine composée de 110 kilomètres de caves dans lesquelles sont stockées 200 millions de bouteilles. Pour pénétrer dans les arcanes de ce vin méconnu, j’ai pris rendez-vous avec la maison Pol Roger, la plus petite des grandes maisons de champagne (2 millions de bouteilles par an), qui est toujours, depuis sa création en 1849, une entreprise 100 % familiale et indépendante. Hubert de Billy, descendant direct de Pol Roger, a bien voulu nous recevoir, grâce à une aimable lettre de recommandation écrite par Philippe de Lur Saluces, du château de Fargues, attestant que je n’étais pas un faquin. Dans ce monde de l’aristocratie des grands vins, il faut montrer patte blanche…
Genèse d’un grand champagne
« Pol Roger, mon ancêtre, était un entrepreneur. Né au village voisin d’Aÿ, c’était un peu le dernier venu, car les grandes maisons de champagne étaient déjà fondées depuis longtemps. Il a donc construit le château, creusé les caves, acheté des terres, embauché 400 ouvriers. Surtout, il s’est associé avec Pasteur qui a piloté scientifiquement la conduite des vins. Le vrai inventeur du vin de champagne, c’est Pasteur ! Avant lui, on ne maîtrisait pas les processus de fermentation, notamment la prise de mousse. On renforçait le champagne au cognac (d’où l’association Moët-Hennessy)… »
En 1860, Pol Roger part à la conquête du marché anglais, car Londres est depuis toujours la capitale mondiale des vins. En 1877, sa maison est la première de Champagne à bénéficier du « royal warrant », ce brevet d’excellence stipulant que le produit a été approuvé par « Her Majesty the Queen ».
« Boire du Pol Roger à Londres au début du xxe siècle, nous dit Hubert de Billy, révélait un statut social. Nous avons retrouvé une facture qui prouve que Winston Churchill buvait déjà du Pol Roger en 1906, alors qu’il venait d’entrer au gouvernement en tant que vice-ministre des Colonies. Il en buvait à titre personnel une pinte à chaque repas (soit 56 cl) ! À l’époque, tout le monde buvait du champagne pendant les repas : il n’a été servi à l’apéritif qu’après la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là que le chardonnay (vif et tranchant) a pris le dessus sur le pinot noir (ample et vineux). »
La Grande-Bretagne conquise
Le « Vieux Lion » aimait tant dans le champagne Pol Roger qu’il a donné son nom à sa plus grande cuvée. On y retrouve sa fougue, sa puissance, mais aussi une finesse crémeuse et un côté gouleyant…
En descendant dans les 11 kilomètres de caves creusées à 35 mètres de profondeur, Hubert de Billy nous explique concrètement pourquoi le vin de Champagne (et le sien en particulier) est le fruit d’un savoir-faire unique : « Le secret, c’est la garde, la lenteur. Nos vins sont élevés en bouteilles très longtemps, de quatre à dix ans au minimum, au contact des levures qui se trouvent dans le goulot : ce sont elles qui vont nourrir le vin et lui donner tout son fruit et toute sa rondeur. Pour cela, il faut tourner les bouteilles… Nous sommes l’une des dernières maisons à remuer les bouteilles manuellement. Chaque jour, quatre remueurs, qui savent “lire le vin”, tournent à la main 50 000 bouteilles chacun ! »
Après des années de gestation, les bouteilles sont alors « dégorgées à la volée » manuellement : tête en bas, on les ouvre en les redressant le plus vite possible afin que la pression expulse le dépôt sans laisser échapper trop de vin. Mis bout à bout, tous ces gestes, inventés par le génie des vignerons champenois, façonnent ce vin qui, autrefois, servait à sacrer les rois de France à Reims.
Une maison où luxe rime avec discrétion
Pol Roger est une maison discrète dont on parle peu. Elle n’a jamais « surfé » sur le marketing du moment. On ne verra donc pas Hubert de Billy poser dans ses vignes en faisant mine de labourer avec un cheval… On ne le verra pas non plus prétendre faire des champagnes provenant d’une seule parcelle (comme c’est devenu la mode). Non, pour lui, le champagne a toujours été une mosaïque de goûts, une palette de couleurs, une symphonie de parfums, dont la richesse tient à l’assemblage de dizaines de terroirs différents qui sont une photographie de la Champagne. « Dans nos caves, nous laissons d’abord les cépages s’épanouir, nous séparons les parcelles et les crus, chacun sa cuve. Puis, nous goûtons les vins l’hiver, avant le 15 janvier. Au printemps, le chef de cave commence à assembler les cépages, les parcelles et les crus. C’est un travail d’orfèvre. »
À force de croire, de dire et de répéter que le sucre est mauvais en soi, certains vignerons ont fini par « adorer l’austérité du champagne plutôt que sa sagesse » (jolie formule que j’emprunte à la grande dégustatrice anglaise Jancis Robison).
Pourquoi ce vin devrait-il être austère ? Sur le terrain du sucre, Hubert de Billy observe l’ambivalence du marché : « Bien sûr, avec le changement climatique, le raisin mûrit mieux aujourd’hui et l’on ajoute moins de sucre, mais le goût français pour les champagnes peu dosés n’est pas universel ! En Angleterre, en Asie, le palais des consommateurs n’est pas prêt à cela et veut du champagne un peu dosé. Au Japon, pendant longtemps, on exportait énormément de champagnes “brut” et “extra brut” (dosé à 0 gramme de sucre), notamment pour les mariages : les bouteilles étaient débouchées, oui, mais les gens ne finissaient pas leurs verres, c’était trop dur pour leur palais ! »
Pour les fêtes, je vous recommande la cuvée « Brut Réserve » à base de pinot noir, pinot meunier et chardonnay. C’est un beau champagne de repas, très harmonieux, avec une finale de brioche et de fruits confits. Un délice avec des coquilles Saint-Jacques aux châtaignes et aux clémentines, une volaille en croûte de sel, un beaufort d’alpage…
Champagne Pol Roger
50 euros la bouteille chez tous les bons cavistes.