Très attendu depuis Cannes où il était en compétition, voilà enfin en salles le dernier opus de l’intraitable transfuge russo-ukrainien en exil à Berlin Kirill Serebrennikov (cf. Leto, La Fièvre de Petrov, La femme de Tchaïkovski…). Ce long métrage de plus de deux heures aurait pu se contenter de reprendre le titre littéral du roman d’Emmanuel Carrère Limonov, paru chez P.O.L en 2011 dont il se veut l’adaptation.
Mais le film s’intitule Limonov, La ballade. Dans le dictionnaire, le mot ‘’ballade’’ (avec deux ll), appelle la définition suivante : 1, petit poème de forme régulière, composé de trois couplets ou plus, avec un refrain et un envoi (cf. La Ballade des pendus, de Villon) ; 2, poème de forme libre, d’un genre familier ou légendaire. De fait, Serebrennikov, autant metteur en scène d’opéra que réalisateur, nous emporte bien moins dans une biographie linéaire que dans un kaléidoscope rhapsodique sur grand écran. À l’amorce du film (dans un noir et blanc très sinistrose « années Brejnev »), on se prenait pourtant à redouter le pire : encore un biopic académique à la con ? Mais le seul nom de Serebrennikov restait de bon augure…
Dans l’entretien qui figure dans le dossier de presse, le cinéaste tient d’ailleurs à souligner que son film « n’est en aucun cas une biographie de Limonov ou un biopic, mais une adaptation cinématographique du livre de Carrère ». À l’acteur Ben Whishaw, il a confié le rôle-titre de cette évocation épique, haute en couleur, infusée d’une bande-son tonitruante signée Massimo Pupillo (dans laquelle résonnent les échos de Tom Waits, de Lou Reed ou du Velvet Underground).
La fresque urbaine vagabonde depuis les années 70 en URSS à la décennie 90 à Paris, du New-York crasseux des seventies au Berlin en ébullition des années 80, restituant ainsi, sous l’ombrelle de l’écrivain Carrère, la folie furieuse du personnage né à Kharkov Edouard Veniaminovich Savenko, alias Edouard Limonov (1943-2020) : tour à tour voyou, reître et milicien, clodo et majordome, hétéro et homo, raciste et négrophile, bourlingueur ivre d’amour et aventurier politique, chef de gang et garçon passablement fêlé, poète obscur et romancier prolixe, roublard et provocateur, orthodoxe et blasphématoire – personnage solitaire démesurément assoiffé de reconnaissance, clamant son génie incompris à la face aveugle du monde ! (Pour en avoir le cœur net vous pouvez toujours lire Le poète russe préfère les grands nègres, Journal d’un raté, Autoportrait d’un bandit dans son adolescence ou Mes prisons : tout Limonov est traduit en français).
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Reste que dans cette ballade, il est beaucoup moins question de littérature que d’illustrer les improbables métamorphoses (au physique, Ben Whishaw y réussit très bien) de cette figure de rebelle qui avait fasciné Emmanuel Carrère au point d’en faire un livre. L’auteur de Un roman russe fait d’ailleurs une apparition dans le film, séquence narquoise où il campe l’Intellectuel face au Grand auteur. Dans une autre scène de plateau radiophonique où « Eddie » Limonov /Ben Whishaw est confronté à une journaliste idiote (Sandrine Bonnaire) et un intello bon teint (Louis-Do de Lencquesaing), l’interview tourne au pugilat, occasion pour Serebrennikov de railler sans ménagement l’intelligentsia hexagonale.
Œuvre de longue haleine (la pandémie a eu raison du tournage, qui a dû s’interrompre de longs mois, pour reprendre l’été 2022… en Lettonie !), Limonov, La Ballade, film produit en Italie d’après un roman français, tourné par un Russe et joué par un comédien britannique flanqué d’un casting international, se ressent de ce cosmopolitisme. Avouons que le parti pris qui consiste à faire dire à « Eddie » ses répliques en anglais avec un fond d’accent slave, rappelle le ridicule gentillet propre aux vieux films de guerre américains non doublés, où les « nazis » campés par des acteurs américains parlaient dans leur propre langue, mais en mimant la rigidité supposée de l’idiome teuton en uniforme, façon « nouz-afon-les-moyans-te-fu-fairr-pârrhler ». Un peu daté, non ?
L’incontestable génie de Kirill Serebrennikov se déploie de façon plus constante dans le domaine lyrique. On se souvient de l’admirable Parsifal de Wagner donné à Vienne en 2021, puis de sa première mise en scène à l’Opéra de Paris, Lohengrin, l’an passé en septembre-octobre. Les amateurs ont la chance de voir, en accès libre sur Arte.tv jusqu’à la presque fin décembre, sa régie décapante du Don Carlo de Verdi, dirigée par Philippe Jordan, spectacle donné cette année même au Staatoper de Vienne.
Limonov La ballade. Film de Kirill Serebrennikov. Avec Ben Whishaw, Sandrine Bonnaire, Céline Sallette, Louis-Do de Lenquestang… Durée : 2h18.
En salles.
A voir sur Arte TV : opéra Don Carlo, de Verdi. Mise en scène : Kirill Serebrennikov. Direction : Philippe Jordan. Staatoper Wien (Opéra de Vienne).
Visionnage en accès libre jusqu’au 28 décembre 2024.