Les Dialogues des Carmélites, œuvre de Georges Bernanos transposée en opéra par Francis Poulenc, relate la tragédie des religieuses de Compiègne massacrées pendant la Révolution. Cette tragédie est magnifiquement portée à la scène du Théâtre des Champs-Élysées.
Les Français ont beau jeu de se rengorger devant leur Révolution : s’ils proclamèrent l’abolition des privilèges et conçurent la Déclaration des Droits de l’Homme, ils ont aussi bien vite, durant la Terreur, sécrété toutes les horreurs du totalitarisme et laissé la lie de la population prendre le pouvoir. Ils ont poussé la violence de l’idéologie révolutionnaire jusqu’aux extrêmes limites de la barbarie, piétiné la justice la plus élémentaire, et le Tribunal révolutionnaire, pour ne citer que lui, s’appuyant sur la Convention et le Comité de Salut public, préfigura les pires crimes du communisme et du fascisme.
Manifeste antitotalitaire
Le martyre des Carmélites de Compiègne est le plus éloquent symbole de cette barbarie et l’un des plus atroces effets de l’idéologie d’alors : on osa condamner à mort seize malheureuses femmes coupables seulement de croire en Dieu, de vivre leur foi dans la simplicité de leur couvent. On leur fit un crime de s’être maintenues en communauté et, ce faisant, de participer ainsi « à des rassemblements et conciliabules contre-révolutionnaires ». On les accusa de « correspondance fanatique » pour s’être adressées à quelque prêtre proscrit, de « conserver des écrits liberticides » pour avoir possédé les Évangiles. On leur reprocha de « nourrir en leur cœur le désir et l’espoir criminel de voir le peuple français remis aux fers de ses tyrans et la liberté engloutie dans les flots de sang que les infâmes machinations ont fait répandre au nom du Ciel ».
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En 1948, près d’un siècle et demi après leur exécution le 17 juillet 1794 à la barrière du Trône renversé (l’actuelle place de la Nation), Georges Bernanos, s’inspirant du récit de Gertrud von Le Fort, La Dernière à l’échafaud (1931), fit du martyre des Carmélites de Compiègne l’un des plus éloquents et des plus bouleversants manifestes contre les idéologies totalitaires, ces idéologies dont se repaissent à nouveau nombre de régimes et de courants politiques ou religieux actuels.
L’ouvrage lyrique de Francis Poulenc est créé en italien, pour la Scala de Milan, en janvier 1957. Il sera repris avec succès en juin à l’Opéra de Paris, dans la langue de Bernanos, avec pour créatrices des rôles Denise Duval (Blanche de La Force), Denise Sharley (Madame de Croissy), Régine Crespin (Madame Lidoine), Rita Gorr (Mère Marie de l’Incarnation), Liliane Berton (Sœur Constance de Saint Denis). La même année encore, à l’Opéra de San Francisco, Leontyne Price interprétait le même ouvrage.
Olivier Py soft
Metteur en scène des Dialogues des Carmélites dans cette coproduction du Théâtre des Champs-Élysées et du Théâtre Royal de La Monnaie, Olivier Py n’a pu y trouver de motifs à ses fantasmes caricaturaux et aux outrances gratuites qu’il a trop souvent imposées à ses réalisations sur la scène lyrique. Son catholicisme exhibitionniste et peu crédible, brandi en toute occasion à la façon d’un étendard, a, ici, paradoxalement, calmé ses fureurs délirantes.
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Miracle ! Il a été véritablement touché par la Grâce. Sa mise en scène est belle, non pas de cette seule beauté formelle servie par une scénographie remarquable dans son intelligente simplicité (Pierre-André Weitz) et par des éclairages éloquents (Bertrand Killy), mais bien de cette beauté spirituelle et inspirée qui est la seule à pouvoir porter cette œuvre. Le résultat est digne. Depuis sa création en 2013, cette mise en scène fait l’unanimité, a obtenu de multiples distinctions, et est donc reprise aujourd’hui.
L’on eut pu rêver de moments plus émouvants lors de l’emprisonnement des religieuses à la Conciergerie, puis de leur montée à l’échafaud, mais le metteur en scène a opté pour une vision extrêmement sobre, déjà transfigurée par la Rédemption, et presque totalement dépouillée de l’horreur d’une mort inexorable infligée à des innocentes. Ce qui est certes une lecture parfaitement légitime de la tragédie des Carmélites de Compiègne : elles s’étaient vouées solennellement au martyre et leur mort édifiante fit une impression profonde sur la foule qui y assistait. Mais les voir envolées vers l’au-delà avant même qu’elles ne soient guillotinées contribue à les soustraire partiellement à notre compassion.
Servantes du Christ
Les représentations de 2013 s’étaient déroulées sous la direction musicale de Jérémie Rhorer à la tête du Philharmonia Orchestra. Les rapports exécrables qui s’étaient établis entre lui et Olivier Py ne pouvaient laisser songer à une reprise avec le même chef. C’est donc l’Américaine Karina Canellakis, à la tête de l’orchestre des Siècles, qui dirige avec autant de sensibilité que d’énergie. Dans cet opéra où les femmes règnent en servantes du Christ, mais aussi en souveraines, Patricia Petitbon (Blanche de La Force en 2013) incarne aujourd’hui la figure de Mère Marie de l’Incarnation. Elle est remarquable le plus souvent, mais ne s’impose pas toujours vraiment. Dans l’éprouvante agonie de Madame de Croissy, Sophie Koch (Mère Marie en 2013) est saisissante. Elle affronte en tragédienne cette scène si difficile, tant sur le plan dramatique que sur le plan vocal. C’est peut-être Véronique Gens, qui reprend son rôle de Madame Lidoine, qui est la plus convaincante. Sa haute stature lui sert aussi à conférer de l’épaisseur et de l’autorité à son personnage qu’elle détaille avec humanité. Enfin, dans les rôles de sœur Blanche de l’Agonie du Christ et de sœur Constance de Saint-Denis, Vannina Santoni et Manon Lamaison offrent un contraste marqué entre l’angoisse dévorante et la simplicité joyeuse. Acclamées par le public, elles complètent une distribution infiniment respectable sans être non plus renversante, où les voix, ici et là, par instants fugitifs, paraissent un peu criardes.
On ne peut s’empêcher de songer que le drame de Bernanos, aussi forte que soit la partition de Poulenc, est infiniment plus intense, plus puissant, plus juste dans sa version théâtrale que dans sa version lyrique. Avec de grandes figures dramatiques comme Suzanne Flon, Michèle Courcel ou Madeleine Robinson, accompagnées par un aréopage d’excellentes comédiennes, et qu’on peut toujours redécouvrir dans la poignante réalisation que Pierre Cardinal exécuta pour la télévision française en 1983, Les Dialogues des Carmélites atteignent une spiritualité d’une intensité, d’une incandescence infiniment plus élevée que dans la version chantée. C’est un exemple à méditer : le théâtre peut être infiniment plus puissant que l’opéra, le verbe que le chant.
Les Dialogues des Carmélites, opéra en trois actes et douze tableaux, texte de Georges Bernanos, musique de Francis Poulenc. Théâtre des Champs-Élysées. Les 6, 8, 10 et 12 décembre 2024 à 19h30.