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Syrie: le carton plein d’Erdogan

Analyse géopolitique de l’avancée des rebelles syriens


Syrie: le carton plein d’Erdogan
MM. Erdogan et Al-Assad en 2004, Ankara © A.A./SIPA

Redoutable stratège, le néosultan d’Ankara Erdogan joue les marionnettistes de rebelles pour résoudre ses propres problèmes domestiques et se débarrasser des réfugiés syriens qui lui gâchent la vie. Mais à Damas, Bachar Al-Assad, dont l’armée est en déroute, demeure le chat à neuf vies qu’on sait. Et s’accroche à son pouvoir comme à une bouée percée…


« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Si cette citation du général de Gaulle est devenue un lieu-commun trop facilement convoqué, elle n’en conserve pas moins une part de vérité. Dire que la situation moyen-orientale contemporaine est « compliquée » relève de l’euphémisme. La Syrie est sûrement l’exemple le plus paroxystique de ces conflits religieux et ethniques sans fin qui ensanglantent le berceau des grandes religions monothéistes et de leurs différentes sectes hétérodoxes. La mosaïque ethno-religieuse syrienne est l’une des plus riches au monde. Sunnites, chiites, yezidis, ismaéliens, alaouites, chrétiens, druzes, démocrates, nationalistes arabes, théocrates islamistes, kurdes, arabes, perses, caucasiens et levantins, s’y côtoient et s’y combattent sans relâche.

Alors que la Syrie n’apparaissait plus guère comme prioritaire dans les radars de la trépidante actualité médiatique des dernières années, elle refait parler d’elle du fait d’une attaque éclair de différentes factions opposées au régime d’Assad qui progressent très rapidement. Qui se cache derrière ? Pourquoi sont-elles intervenues maintenant ? Quid de l’avenir de la Syrie ? C’est à ces questions fort difficiles que nous allons ici tenter de répondre.

Une saisie d’opportunité

Signé le 4 mai 2017 par la Russie, l’Iran, et la Turquie, le traité d’Astana prévoyait la création de quatre zones de « désescalade » du conflit syrien démarré sept années auparavant en plein « Printemps arabes ». Conçue comme une « trêve durable » et non comme une paix, l’accord d’Astana n’a pas été signé par le régime d’Assad ni l’opposition en exil, ne concernant au fond directement que les Etats « protecteurs » des deux principaux belligérants.

Le mémorandum affirmait notamment que dans les territoires concernés, « les hostilités entre les parties en conflit (le gouvernement syrien et les groupes armés de l’opposition qui ont signé ou vont signer le cessez-le-feu) devaient cesser, tout comme l’emploi de tout type d’armes, y compris de moyens aériens ». Il précisait en outre que les « pays garants devaient prendre toutes les mesures nécessaires pour continuer de combattre “Daech”, “Al Nosra” [aujourd’hui Front Fatah Al-Cham] et tous les individus, groupes ou entités associées à Al-Qaida ou Daech à l’intérieur comme à l’extérieur de ces régions ».

Comme il fallait s’y attendre, les exigences du traité ont depuis lors été violées à de multiples reprises. D’abord par Assad qui le 7 avril 2018 a tué plusieurs dizaines de civils à Douma lors d’une attaque chimique à la fin de la bataille de la Ghouta orientale afin que son armée se sorte de son encerclement par les rebelles de Jaych-al-Islam. Cela a conduit un trio franco-américano-britannique à décider des bombardements de Barzé et Him Shinshar, connus sous le nom d’opération Hamilton. Nous avons à cette occasion détruit le Centre d’étude et de recherche scientifique où étaient conçues ces armes ainsi que deux entrepôts d’armes chimiques. Cette opération qui n’a fait aucune victime aurait pu être beaucoup plus corsée. En effet, Donald Trump courroucé par le non-respect de la parole donnée par Assad entendait en finir. Un article du Monde en date du 25 avril 2018 rapportait ainsi que « le locataire de la Maison Blanche était prêt à aller jusqu’à des frappes massives de nature à « décapiter » le régime de Bachar Al-Assad ».

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Semblant survivre à tout tel un chat à neuf vies, Assad est de nouveau en difficulté pour deux raisons principales. La première est l’affaiblissement de ses alliés. Protégé par la Russie de Poutine et l’Iran des mollahs, Bachar Al-Assad a longtemps pu se présenter comme le seul rempart crédible pour les différentes minorités religieuses syriennes. De fait, les chrétiens sont souvent ses alliés puisqu’ils craignent à juste titre le retour d’un califat takfiro-djihadiste tel que l’Etat islamique mais aussi d’autres groupes islamistes anciennement affiliés à Al-Qaïda. Cela ne signifie toutefois pas que l’alaouite Assad – la religion alaouite est une gnose ésotérique à mystères parfois rattachée à l’islam chiite – n’ait pas des alliés dans le monde du terrorisme islamiste, mais ils se trouvent dans les rangs chiites du Hezbollah. Cela ne signifie pas non plus que les chrétiens d’Orient n’aient jamais eu à subir les bombardements du régime et de la Russie…

Les alliés d’Assad ont tous subi des déconvenues ces derniers mois. La Russie a concentré l’essentiel de ses activités militaires en Ukraine. La société militaire privée Wagner a perdu nombre de ses cadres, à commencer par son fondateur Prigojine. Par ailleurs, les pays occidentaux ne peuvent plus collaborer avec ce régime où qu’il se trouve et ne fournissent donc plus de renseignements utiles. De l’autre côté, le conflit déclenché contre Israël le 7 octobre par le Hamas et l’élection de Donald Trump placent l’Iran dans une situation périlleuse. Le Hezbollah y a subi d’énormes pertes contre Israël qui a détruit une grande partie de ses capacités militaires et éliminé ses principaux chefs.

Cela a ouvert une fenêtre d’opportunité à plusieurs groupes rebelles syriens, dont l’Armée nationale syrienne soutenue par Erdogan.

La Turquie fait la démonstration de sa force

Les revendications turques à l’endroit d’Assad sont nombreuses. La question des réfugiés syriens en Turquie est saillante depuis de nombreuses années. Pourtant, les deux dirigeants aimaient naguère afficher leur bonne entente. En 2008, ils se montraient ainsi devant les caméras du monde entier attablés dans un restaurant de Damas, insistant sur leurs intérêts politiques communs comme sur leur amitié. Ce qui avait commencé comme un conte de fées moyen-oriental a fini en cauchemar. La haine entre les deux hommes est constante depuis 2011, Erdogan soutenant les rebelles au régime depuis le début de la guerre civile. Il a d’ailleurs rapidement appelé ce dernier à quitter le pouvoir, notamment après le massacre des enfants de Deraa qui fut un traumatisme pour une grande partie de l’opinion publique syrienne, et l’a dès lors toujours qualifié publiquement de « criminel de guerre » (ce qui est on ne peut plus vrai).

Il y a quelques mois, le président turc s’est pourtant montré plus enclin au dialogue. Il espérait notamment régler la question des 3 millions de réfugiés syriens avec son homologue. Las, Assad n’a entendu aucun des avertissements turcs et n’a fait aucun effort pour récupérer ses concitoyens et reconstruire les villes de la zone tampon du nord. Pire encore, son armée associée à la Russie a bombardé de manière hebdomadaire la ville d’Iblid, soumettant toute la population à la peur et aux destructions. Ankara a voulu faire dialoguer l’opposition en exil et Damas, de manière à pouvoir expulser les millions de réfugiés syriens qui empoisonnent la vie locale et suscitent un profond rejet au sein du corps social turc. Assad a refusé, demandant à la Turquie de quitter le nord du pays.

Un casus belli pour Erdogan qui a attendu patiemment qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre. Il aurait donc donné son accord tacite aux rebelles pour qu’ils mènent une offensive. Celle-ci ne cesse de progresser, humiliant une armée syrienne en déconfiture. Une ville comme Hama, 200 km au nord de la capitale, est même déjà tombée. A Alep, les rebelles ont accompli en 48 h ce que l’armée russe et l’armée syrienne avaient mis des années à faire. L’Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie a même lancé une offensive contre l’YPG, branche armée du PKK kurde. La ville de Tell Rifaat aurait même été reprise aux Kurdes. Bien que non officiellement turque, cette initiative répond au deuxième objectif de guerre turc : Ankara souhaitant créer une zone de sécurité de 30 kilomètres de large à sa frontière.

Alep aux mains des rebelles du HTS, Syrie, 1 décembre 2024 © Asaad Al Asaad/SIPA

Erdogan pourrait donc être le grand gagnant de cette offensive puisqu’elle a le double avantage de lui permettre de solutionner deux problèmes domestiques majeurs à ses yeux : la remigration des Syriens de Turquie et la négociation d’un processus de paix avec le PKK et le parti DEM (sur le modèle de ce qu’avait fait par exemple l’Espagne avec l’ETA). Il a profité de la vacance du pouvoir à Washington et des difficultés de ses concurrents régionaux pour atteindre ses objectifs. C’est objectivement une manœuvre brillante. On peut d’ailleurs se demander si le « maître des échecs » ne se trouve pas plutôt à la Sublime Porte qu’au Kremlin, tant l’humiliation est grande pour la Russie qui apparait aux yeux du monde comme un allié faible et peu fiable.

Quelles conséquences ?

Il serait pour l’heure hasardeux de se perdre en conjectures. Le danger djihadiste représenté par le mouvement HTS (Hayat Tahrir al-Cham) est bien présent. Ses alliances de circonstances et de revers, notamment avec les Kurdes contre l’Armée nationale syrienne, n’ayant pas grand sens quant à son devenir. Ces derniers se défendent de tout lien avec l’Etat islamique et essayent de redorer leurs blasons, comme l’a souvent expliqué le chercheur Wasim Nasr qui affirme que le mouvement a abandonné l’idée d’un djihad international. Reste que nous devons surveiller avec la plus grande vigilance l’évolution de ces tendances.

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Quant au triomphe turc annoncé, il doit aussi nous inviter à la prudence. La Turquie a montré que l’impérialisme ottoman traditionnel n’est jamais loin quand elle se frotte à ses voisins. Ce qui n’est pas si dérangeant au nord de la Syrie pourrait évidemment l’être bien plus dans les îles grecques… Elle soutient aussi le régime azéri qui attaque en ce moment constamment les intérêts français. Mais la réalité s’impose : Ankara est incontournable dans la région et dirigée de main de maître par un animal à sang froid. La fessée infligée à Assad et à Poutine présente aussi quelques motifs de satisfaction.

Last but not least : quid du régime baasiste ? Longtemps jugé insubmersible, Assad est apparu plus affaibli que jamais. Les vidéos des villes prises par l’ANS montrent que la Syrie n’a absolument rien fait pour reconstruire. En outre, 15% de sa population vit aujourd’hui à l’étranger. Assad dépend totalement de la Russie et de l’Iran. Il est à la tête d’un Etat failli qui est désormais le plus pauvre de la région. Les timides soutiens émiratis et égyptiens masquent mal le fait que plus grand monde ne parie sur lui. Celui qui s’est maintenu au pouvoir en assimilant toutes les oppositions à Daech est donc de nouveau sur la sellette. Le pouvoir alaouite sur la Syrie ne correspond plus à la réalité du terrain. Il est même possible que ce pays finisse un jour morcelé et partitionné comme l’ex-Yougoslavie. Peut-être serait-ce d’ailleurs la solution pragmatique pour en finir avec cette décennie de massacres et d’horreurs… Néanmoins, le régime ne s’est pas encore effondré et sa chute pourrait créer une situation aussi terrible, entrainant un opportunisme islamiste. C’est la raison pour laquelle l’Occident, qui se contente pour l’heure à juste titre d’observer, devra sûrement demain se positionner.



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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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