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Notre-Dame avec Barthes et Malraux

Le monde entier a rendez-vous à Notre-Dame de Paris


Notre-Dame avec Barthes et Malraux
© Francois Mori/AP/SIPA

Ce week-end, à Paris, Notre-Dame vole la vedette à la Tour Eiffel. Au lieu d’écouter les chroniqueurs de la télé bavasser, relisons plutôt Barthes, Hugo, Michelet, Malraux…


Il est heureux, et plus qu’heureux, que Notre-Dame de Paris soit enfin restaurée et réouverte. Les différents corps de métier, après le travail harassant des pompiers qui ont réussi in extremis à circonscrire l’incendie, ont montré que, tant que luttent les hommes, rien n’est perdu. Aussi ces centaines d’artisans s’inscrivent-ils symboliquement de manière exemplaire dans l’histoire d’un pays qui a failli plusieurs fois disparaître.

A côté de cette entreprise titanesque gouvernée par un sens du devoir que confortait la fierté de participer à un chantier hors du commun, les querelles relatives au mobilier, à la flèche, aux vitraux, aux discours à venir, au respect des préséances sont plus que dérisoires. Leur publicité fut même déplacée. On préfèrerait entendre ces hommes et ces femmes qui ont œuvré dans l’anonymat, voir leurs visages et leurs mains. On y pressent plus d’expérience, plus de maîtrise, plus d’inquiétude aussi que chez ces commentateurs qui égrènent des poncifs sur la foi, son renouveau, le besoin de spiritualité, sur l’unité d’un pays qui après avoir communié dans un même effroi communierait désormais dans un même émerveillement.

Les visiteurs lèvent ensemble les yeux vers ces voûtes gothiques et leurs somptueuses rosaces comme on les lève vers le bouquet final d’un feu d’artifice, et les journalistes de télévision passent sans difficulté de la cérémonie des Jeux olympiques à celle de la réouverture de Notre-Dame comme Patrick Sébastien passait d’une table à une autre dans Le Plus Grand Cabaret du monde. On souhaiterait autre chose : une justesse qui dissuaderait le bavardage, ferait honte à son emphase, serait le fruit d’un vrai travail.

Notre-Dame et la Tour Eiffel

Notre-Dame de Paris est-elle aussi célèbre dans le monde que la Tour Eiffel ? Il n’est pas inintéressant de lire ce que Roland Barthes écrivait : « Cocteau disait de la Tour qu’elle était la Notre-Dame de la rive gauche ; bien que la cathédrale de Paris  ne soit pas le plus haut de ses monuments (les Invalides, le Panthéon, le Sacré-Cœur sont plus élevés), elle forme avec la Tour un couple symbolique, reconnu, si l’on peut dire, par le folklore touristique, qui réduit volontiers Paris à sa Tour et à sa cathédrale : symbole articulé sur l’opposition du passé (le Moyen Age figure toujours un temps épais) et du présent, de la pierre, vieille comme le monde, et du métal, signe de modernité. »

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En relisant ce texte somptueux, hélas peu connu ! que Barthes consacra en 1964 à la Tour, on se prend à rêver d’un texte qui traiterait de la cathédrale Notre-Dame avec la même finesse, la même sensibilité, en déplierait la richesse esthétique, historique, religieuse, publicitaire également. En 1970, deux ans après l’inauguration de la voie express rive droite, l’affichiste Savignac la représenta avec deux mains sortant de ses tours comme celles d’une noyée que le flot noir des voitures emportait.

Ce que Barthes écrit de la Tour nous revient en mémoire pour accompagner notre regard lorsque celui-ci se laisse guider par l’élancement des piliers de nos cathédrales, « ces larges troncs au faîte desquels les gerbes de nervures, selon Victor Hugo, se croisent ainsi que des branchages chargés de ténèbres ». Il faudra demain en atténuer les éclairages.

« La Tour, poursuit Barthes, est d’abord le symbole de l’ascension, de toute ascension ; elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi. Aucun monument, aucun édifice, aucun lieu naturel n’est aussi mince et aussi haut ; en elle la largeur est annulée, toute la matière s’absorbe dans un effort de hauteur. On sait combien ces catégories simples, cataloguées déjà par Héraclite, ont d’importance pour l’imagination humaine, qui peut y consommer à la fois une sensation et un concept ; on sait aussi, notamment depuis les analyses de Bachelard, combien cette imagination ascensionnelle est euphorique, combien elle aide l’homme à vivre, à rêver, en s’associant en lui à l’image de la plus heureuse des grandes fonctions physiologiques, la respiration. » Certaines religions lointaines ont intégré cette « grande fonction » dans leurs exercices de méditation et, chez nous, le chant liturgique n’est sans doute pas étranger à cette paix vers laquelle les croyants sont invités à aller par l’officiant.

La caution d’une grande écriture poétique

« Visiter la Tour, continue Barthes, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris (…). La Tour matérialise une imagination qui a eu sa première expression dans la littérature (c’est souvent la fonction des grands livres que d’accomplir à l’avance ce que la technique ne fera qu’exécuter). Le XIXème siècle, une cinquantaine d’années avant la Tour, a produit en effet deux œuvres où le fantasme (peut-être très vieux) de la vision panoramique a reçu la caution d’une grande écriture poétique : ce sont, d’une part le chapitre de Notre-Dame de Paris consacré à Paris vu à vol d’oiseau, et d’autre part le Tableau de la Francede Michelet. Or ce qu’il y a d’admirable dans ces deux grandes vues cavalières, l’une de Paris, l’autre de la France, c’est que Hugo et Michelet ont très bien compris qu’au merveilleux allègement de l’altitude, la vision panoramique ajoutait un pouvoir incomparable d’intellection: le vol d’oiseau, que tout visiteur de la Tour peut prendre un instant à son compte, donne le monde à lire, et non seulement à percevoir. »

Certaines remarques nous entraînent, à l’insu de leur auteur, dans une rêverie théologique sur Notre-Dame si nous levons un instant les yeux de la page : « En fait la Tour n’est rien, elle accomplit une sorte de degré zéro du monument ; elle ne participe à aucun sacré, même pas à l’Art ; on ne peut visiter la Tour comme un musée : il n’y a rien à voir dans la Tour. Ce monument vide reçoit pourtant chaque année deux fois plus de visiteurs que le musée du Louvre et sensiblement davantage que le plus grand cinéma de Paris. »

Jamais le néant n’a été si sûr

Pour chacun, toute église participe nécessairement à un sacré. Or Barthes, dans un texte sur la peinture hollandaise du XVIIème siècle, s’est attaché à un peintre que l’on connaît peu et qui nous met imperceptiblement sur une autre voie : « Il y a dans les musées de Hollande un petit peintre qui mériterait peut-être la renommée littéraire de Vermeer de Delft. Saenredam n’a peint ni des visages ni des objets, mais surtout l’intérieur d’églises vides, réduites au velouté beige et inoffensif d’une glace à la noisette. Ces églises, où l’on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dépeuplés sans recours, et cette négation-là va autrement loin que la dévastation des idoles. Jamais le néant n’a été si sûr. »

Le « rien » de la Tour Eiffel, le « néant » des églises de Saenredam. En face, les « branchages chargés de ténèbres » de la cathédrale gothique. Autant de sentiments singuliers et incomparables qui se disputent contradictoirement le cœur de l’homme sans que cette contradiction puisse être résolue, sur un mode hégélien, dans une totalité qui en serait leur vérité commune.

Une histoire mouvante du sentiment chrétien

Il y a exactement soixante-dix ans, en novembre 1954, sortait le troisième et dernier tome du Musée imaginaire de la sculpture mondiale d’André Malraux, Le monde chrétien. Sur la jaquette, de la taille d’une vignette, le visage de la Vierge. Il s’agit d’un détail de La présentation au temple (XIIIème siècle) qui se trouve au portail du croisillon nord du transept de Notre-Dame de Paris. L’ouvrage se compose d’une introduction d’une soixantaine de pages et d’un ensemble de 340 reproductions parmi lesquelles l’on retrouve en sa totalité cette Présentation au temple.

Le texte a été repris dans le tome IV de la Pléiade paru en 2004. Si l’éditeur y a reproduit les oeuvres qui jalonnent l’introduction, il n’a pas cru hélas, important d’y ajouter la somptueuse documentation iconographique. C’est sans doute là un contresens car « le musée imaginaire, écrit Malraux, ne rassemble pas les figures qui content l’Histoire Sainte, mais les formes inventéespar les artistes chrétiens. » Il nous révèle que « toute forme significative se crée par un conflit avec une autre et non par la fixation d’un spectacle ». Parcourir cette succession de formes qui sont des ruptures avec celles qui les précèdent, des inventions conquises sur elles, c’est parcourir une histoire mouvante du sentiment chrétien qui n’est identique à lui-même que si l’on fait abstraction des créations des sculpteurs pour n’avoir présent à l’esprit que les figures (sans formes) d’un récit immobile traversant les siècles.

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La seule humanité où put se reconnaître Dieu

Le texte de Malraux est difficile parce qu’il est difficile de suivre de Byzance à Chartres, la profusion d’images dans lesquelles se modifient les rapports de l’homme au Christ et au monde. « Avec lui [Saint-Louis] s’éteindra la passion des cathédrales, la prédication qui couvrit la chrétienté depuis la construction de Moissac jusqu’à l’abandon des chantiers de Reims, depuis Compostelle jusqu’aux portes de Novgorod. L’homme aura tiré de la pierre la seule humanité où put se reconnaître le Dieu qu’il arrachait à la nuit [byzantine, orientale, où le sacré est séparation d’avec l’homme]. Les petites mains jointes de la candeur bourguignonne auront relevé la chrétienté prosternée [celle de l’orient] ; le peuple des huit mille figures de Chartres aura crié la gloire du Christ à tous les moineaux des champs beaucerons ; la nef de la cathédrale sera devenue le cœur du monde, parce que la cathédrale en sera devenue le miroir. » Certains défendent à juste titre le droit à la continuité historique de notre pays, de notre civilisation. Encore faudrait-il comprendre que cette continuité ne peut être celle de la répétition du même. Elle est une incessante métamorphose, parce que le temps est par essence créateur d’imprévisibles nouveautés.

Entre les tours

L’année 2024 est encore un autre anniversaire. En 1974, le 7 août, Philippe Petit, sans aucune autorisation, se promenait au petit matin entre les deux tours du World Trade Center à plus de 400 mètres de hauteur. Puisque les Américains ont contribué avec 62 millions de dollars à la restauration de la cathédrale, que le futur président Donald Trump, qui sera présent à la cérémonie de réouverture, ait une pensée pour ce funambule qui avait préparé son incroyable traversée new-yorkaise, trois ans plus tôt, tout aussi clandestinement, entre les tours de Notre-Dame.



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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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