« Les Français ne le méritent pas », aurait confié Brigitte Macron à l’actrice Arielle Dombasle au sujet d’Emmanuel Macron, selon une indiscrétion du Monde. Ce qui est certain, c’est que le niveau de défiance populaire vis-à-vis des élites est particulièrement élevé en France. L’universitaire franco-britannique Brigitte Granville enquête pour savoir pourquoi, dans un livre.
Française d’origine, économiste de formation universitaire, Brigitte Granville est professeur d’économie au Queen Mary College de l’Université de Londres. Son ouvrage What Ails France, publié en 2021 en anglais, est passé presque inaperçu de ce côté-ci du Channel. C’est bien dommage, car l’ouvrage, qui est richement documenté et solidement étayé (les références bibliographiques occupent pas moins de trente pages), est susceptible d’intéresser tous ceux qui, dans notre pays, s’intéressent à la chose publique.
Dans la préface de son ouvrage, Brigitte Granville fait référence de manière explicite à l’ouvrage d’Alain Peyrefitte, Le mal français, publié en 1976, dont elle entend prolonger, approfondir, et actualiser la réflexion. Depuis la publication de l’ouvrage de l’ancien ministre, est intervenu le passage à l’euro, et le livre, écrit peu de temps après le mouvement des gilets jaunes et pendant la crise sanitaire, s’attache à mettre en évidence les causes profondes de nos difficultés économiques sans céder au politiquement correct : « Ceux qui expriment de la sympathie pour les doléances des Gilets jaunes sont traités comme de dangereux hérétiques qui mettraient en péril une formule éprouvée pour atteindre et préserver la prospérité. Mais le silence imposé dans les rangs, ainsi que la souffrance indicible engendrée par le fait d’être traité de « populistes », ne peuvent qu’aggraver les choses. Mon objectif, en écrivant cet ouvrage, est de rompre avec ce silence, ce que je considère comme une condition nécessaire pour pouvoir identifier des solutions à la stagnation et au désespoir. »
Brigitte Granville contre les petits hommes gris
La première partie de l’ouvrage est intitulée « La République des technocrates ». L’auteur y décrit une oligarchie étatique, dont le noyau dur est constitué des hauts fonctionnaires appartenant aux « grands corps » et issus des « grandes écoles ». Cette oligarchie, qui constitue une particularité française et dont le seul mérite est d’avoir réussi des concours difficiles à l’âge de 20 ou 25 ans, lui apparaît comme largement déconnectée des réalités, conformiste, peu créative et peu habituée à travailler collectivement. Elle est sourde aux aspirations et cris de douleur du peuple et des entreprises, se trouve désemparée lorsque des révoltes surviennent, et résiste activement à son remplacement par des élites plus capables. Elle s’efforce d’étendre sa sphère d’influence au-delà du secteur public, en accaparant des postes clés dans les grandes entreprises, souvent avec des résultats calamiteux : Brigitte Granville rappelle les désastres du Crédit Lyonnais, Alstom, Vivendi, France Télécom… Les allers et retours entre le public et le privé (pantouflage et rétro-pantouflage) sont en outre porteurs de conflits d’intérêts. Le propos n’est pas forcément très original (à ce sujet, voir Bourdieu 1989, ou encore – plus récemment – Coignard et Guibert, 2012), mais il est étayé avec force exemples. Il en résulte un fonctionnement médiocre de l’administration et des services publics, qui est évidemment un problème en soi. Mais en outre, le niveau de confiance vis-à-vis des institutions est particulièrement bas en France, et Brigitte Granville considère que l’existence de cette oligarchie étatique, compte tenu de ses positions acquises et de l’immunité dont elle bénéficie face à ses échecs, ne peut que contribuer largement à cet état de fait. Or, souligne-t-elle en s’appuyant sur des recherches récentes en la matière (notamment Algan, Cahuc et Zylberberg, 2012), l’absence de confiance est éminemment préjudiciable au bon fonctionnement économique.
Brigitte Granville contre la monnaie unique
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’euro. Brigitte Granville convoque la théorie des zones monétaires optimales, pour montrer – à la suite de nombreux économistes américains et aussi européens – que la monnaie unique, dans une Europe où la mobilité des travailleurs est entravée par des dissensions linguistiques, ne peut pas fonctionner. Elle dresse l’analogie avec l’étalon-or, auquel de nombreux pays développés sont restés « accrochés » durant la première moitié des années trente, prolongeant et amplifiant ainsi la crise économique issue du krach de 1929. Dans les deux cas, le renoncement à l’instrument monétaire qui va de pair avec la fixité des changes obligeait et oblige à mener des politiques de déflation interne (i.e. de baisses des salaires et de pertes de pouvoir d’achat…) pour restaurer une compétitivité dégradée, ce qui ne pouvait – ne peut – qu’enclencher une spirale récessive. Brigitte Granville s’étonne à juste titre que le débat sur la question de l’euro soit tabou au sein de la profession économique en France, alors qu’en Amérique du nord et au Royaume Uni de nombreux économistes – et parmi eux un grand nombre de prix Nobel – ont clairement pris position contre l’euro. Pour Brigitte Granville, il ne saurait y avoir de restauration durable des équilibres économiques internes en France (et dans les autres pays de la zone euro, qu’ils soient excédentaires comme l’Allemagne ou déficitaires comme les pays de l’Europe du sud) sans rompre avec la monnaie unique.
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La France malade de son jacobinisme
La troisième partie est intitulée « l’utopie de l’état-nation ». Comme le titre de cette partie l’indique, l’auteur y aborde la centralisation administrative excessive de notre pays (le jacobinisme), mais aussi les multiples fractures – géographiques et sociales – qui minent le pays, ainsi que le poids excessif des dépenses publiques. Pour justifier son existence, l’oligarchie d’état s’emploie sans cesse à engager de nouvelles dépenses publiques, ce qui conduit à augmenter les impôts et à laisser s’accroître la dette publique. S’appuyant notamment sur les travaux de Jérôme Fourquet et de Christophe Guilluy, l’auteur note que la fracture géographique qui traverse notre pays n’est plus entre « Paris et le désert français », mais entre les grandes métropoles d’un côté, où logent les élites qui tirent parti de la mondialisation, et les zones rurales péri-urbaines et plus éloignées, de plus en plus privées des services publics de proximité et où sont concentrés les « travailleurs pauvres » – qui n’ont toutefois pas l’heur d’être assez pauvres pour pouvoir bénéficier des aides sociales. La fracture géographique se double d’une fracture éducative : les élites ne se préoccupent guère du naufrage de l’Education nationale parce que leur capital social et financier leur permet d’échapper largement aux contingences de la carte scolaire. L’OCDE, au fil des classements PISA, signale d’ailleurs que le milieu d’origine a un impact sur la réussite scolaire des enfants plus déterminant en France que dans les pays comparables.
La quatrième partie de l’ouvrage se penche sur les réformes du marché du travail engagées par le président Macron durant son premier quinquennat : assouplissements du Code du travail, réduction de la durée et du montant d’indemnisation au titre de l’assurance chômage, tentative d’instaurer un système de retraites universel par points… Ces réformes ont été présentées par M. Macron comme inspirées des pratiques des pays du nord de l’Europe, alors qu’à bien des égards le mode de régulation du marché du travail dans les pays scandinaves est à l’inverse de la façon de faire du pouvoir macroniste : Brigitte Granville relève qu’en Suède par exemple, il est plus compliqué qu’en France de licencier une personne, et dans tous les pays scandinaves le chômage est indemnisé plus généreusement qu’en France. Surtout, les macronistes ont tenté sur tous ces sujets de passer en force (en ayant recours à l’article 49-3 de la Constitution ou par décret, selon les cas), alors que les mesures ayant trait au fonctionnement du marché du travail sont prises dans les pays scandinaves en étroite concertation avec – et avec l’implication des – partenaires sociaux. Pour Brigitte Granville, puisque l’objectif était de relever le taux d’activité des travailleurs potentiels et que le problème réside à ses yeux dans l’inadéquation des formations proposées par l’Education nationale aux besoins de main d’œuvre exprimés par les entreprises, le gouvernement aurait été bien inspiré de faire porter ses efforts sur le système éducatif et sur l’apprentissage.
La cinquième et dernière partie traite des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ce que l’auteur appelle « l’économie de la connaissance ». La culture managériale française, très verticale et centralisée, qui encourage peu le travail en équipe et décourage le jaillissement des idées originales surtout si elles sont risquées, est aux yeux de l’auteur a priori peu propice à des succès dans le domaine des nouvelles technologies, un point qui avait d’ailleurs été souligné dès les années 1980 par l’universitaire américain John Zysman. Brigitte Granville entrevoit toutefois une lueur d’espoir en la matière avec la création des « écoles 42 », sous l’impulsion de Xavier Niel, écoles qu’elle qualifie de modèle d’école anti-jacobine par excellence.
Certains pans de l’analyse, dans l’ouvrage de Brigitte Granville, peuvent prêter à discussion. Néanmoins, au total, l’ouvrage de Brigitte Granville balaye large et profond, et fournit des pistes intéressantes pour approfondir la réflexion. On ne peut donc qu’en recommander chaudement la lecture à tous ceux qui maîtrisent la langue de Shakespeare.
Granville Brigitte (2021) : « What Ails France? », Mc-Gill Queen University Press.
Autres références :
Algan Yann, Pierre Cahuc et André Zylberberg (2012) : « La fabrique de la défiance… Et comment s’en sortir », éd. Albin Michel ;
Bourdieu Pierre (1989) : « La noblesse d’état », Les éditions de Minuit ;
Coignard Sophie et Romain Guibert (2012) : « L’oligarchie des incapables », éd. Albin Michel ;
Tribalat Michèle (2010) : « Les yeux grand fermés», éd. Denoël.
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