« Si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi. » Frédéric Lordon, économiste officiel des anti-système, ne se donne pas la peine de mentionner l’effroi que doit naturellement inspirer une telle perspective. Dans l’imaginaire du lecteur-type du Monde diplomatique, le mot « droite » doit évoquer soit un banquier cynique, soit un fasciste botté – l’affameur et le tortionnaire. Et à en croire Lordon, il y a péril en la demeure : la droite est partout, surtout à gauche. Qu’on se rassure cependant : « La gauche ne peut pas mourir », proclame-t-il en une du Diplo. La vérité ne meurt jamais. Il serait injuste de réduire Lordon à ces slogans et à l’affligeant manichéisme qui lui interdit de parler à ses adversaires. Reste que cette bonne conscience innée qui rend sourd à toute contradiction est peut-être l’ultime dénominateur commun de l’« être de gauche » : être de gauche, c’est avoir raison.
Pour le reste, on ne sait pas très bien ce signifie un mot dont se réclament Frédéric Lordon et Pierre Moscovici. D’où l’importance d’être le dépositaire de la marque, le garant de l’appellation contrôlée.
Et si la gauche n’était plus que cela, un totem – un signifiant pour lequel on s’empaille, sans voir que le cadavre de son référent est déjà entré en décomposition ? C’est l’une des curiosités du débat politique français : la moitié des responsables politiques (la bonne) passent un temps considérable à montrer patte gauche, à protester qu’ils sont la « vraie gauche », à rappeler leurs états de services de gauche, ou encore à démasquer les imitateurs qui usurpent le mot magique. Si Arnaud Montebourg quitte le gouvernement, c’est parce que celui-ci ne mène pas une politique de gauche, si Aurélie Filipetti le suit, ce n’est nullement à cause de ce que vous avez vu en une de Paris Match, qu’allez-vous penser, c’est parce qu’elle reste de gauche, si les frondeurs contestent Hollande, c’est parce qu’aider les entreprises, c’est aider les patrons, et ça, ça n’est pas de gauche du tout. La preuve, braillent les réseaux sociaux, que le président n’est pas de gauche, c’est qu’il n’aime pas les pauvres – les sans-dents. Deux siècles de révolutions, de luttes sociales, de controverses doctrinales, pour en arriver à expliquer que la gauche aime les pauvres – c’est sans doute la raison pour laquelle les pauvres ne sont pas de gauche (eux non plus n’aiment pas les pauvres). Le plus consternant est que le président se soit senti tenu de démentir.
En l’absence d’un pape reconnu par toutes les chapelles, ou d’un petit livre rouge vénéré par l’ensemble des fidèles, il faut se rendre à l’évidence : la gauche, tout le monde veut en être, mais personne ne sait ce que c’est. Certes, Lordon nous apprend que la gauche, c’est une idée : « Égalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. » On ne voit pas qui, même à droite, s’opposerait à ce bel idéal. La formule est donc soit parfaitement insignifiante, soit un brin effrayante – quelque chose me dit que cette « démocratie vraie » pourrait avoir un air de Comité de salut public. Bref, nous ne sommes guère avancés. Il est vrai que Lordon ne se contente pas de ce viatique : « Être de gauche, dit-il, c’est refuser la souveraineté du capital. » Malgré la méfiance qu’inspirent les solutions proposées pour y arriver, on aurait tort de se contenter d’ironiser sur ce programme qui rejoint les aspirations de millions de citoyens qui sentent que les manettes ont échappé à leurs élus. De plus, Lordon s’en prend à la chimère post-nationale et en appelle à la refondation de gauches nationales, ce qui a au moins le mérite de la cohérence.
De Mélenchon à Hollande, un point fait cependant l’unanimité : la gauche va mal, très mal. Égarée sur le plan doctrinal, politiquement affaiblie, elle voit son hégémonie culturelle menacée – phénomène partiellement masqué par la persistance de puissance médiatique. Et savez-vous pourquoi elle va mal ? Parce qu’elle a perdu le peuple, saperlipopette ! Même Libération consacre sa une à Christophe Guilluy, pourtant coupable de se soucier des « petits blancs ». Et quand Guilluy déplore que l’on ait sacrifié les classes populaires, les journalistes estiment qu’il n’y a là « rien de très nouveau, ni de très polémique ». Que les prolos aient fui la gauche de gouvernement n’étonne plus et semble encore moins inquiéter.
L’ennui, c’est qu’une gauche sans peuple, ce n’est pas très sérieux. Et que les bobos et les immigrés, ça ne fait pas une base électorale. Faute de sociologie, et dépourvue de tout bagage idéologique sérieux, la gauche n’a plus grand-chose d’autre en rayon que ses bons sentiments. La gauche a du cœur. Elle n’a même plus que ça.
Et, pourtant, le monde est plein d’idées de gauche devenues folles. Ou très bêtes. On ne sait plus si la gauche est libérale ou étatiste, européenne ou européiste, républicaine ou multiculti. Résignée – pour son aile gouvernementale – à l’idée qu’il n’y a pas d’autre politique possible que l’Europe sous direction allemande, elle croit se refaire une santé avec ses nouveaux hochets sociétaux ou des amuseries sémantiques. Qu’on se le dise, la gauche est pour le changement, l’égalité et la vertu.
C’est un fait : historiquement, la gauche, c’est le parti du mouvement. Seulement, elle n’a pas vu que le mouvement avait changé de camp en s’acoquinant au capitalisme le plus débridé. Aussi continue-t-elle à psalmodier le mantra du changement. Interrogé par Anne Sinclair sur Europe 1, Matteo Renzi a énoncé l’une de ces tautologies qui plongent la Rue de Solferino dans le ravissement : « La gauche qui ne change pas, ça ne s’appelle pas la gauche, c’est la droite. » Et, a-t-il poursuivi, « si nous ne changeons pas les choses, nous sommes conservateurs ». Imparable.
De même qu’elle n’a pas vu le changement changer, la gauche ne s’est pas aperçue que, l’ordre établi, c’était elle. Ce qui rend particulièrement comique la subversion revendiquée par des amuseurs et pseudo-penseurs bénéfices qui cumulent les bénéfices de la contestation et le confort de la domination. Le quarteron de rebellocrates qui a appelé au boycott de Marcel Gauchet est représentatif de cette gauche pensante fâchée avec le peuple, forcément réac, voire facho.
On ne s’attardera pas sur l’égalité, les innombrables méfaits commis en son nom étant bien connus. Ainsi, on exige que les homosexuels puissent avoir des enfants ensemble, mais on supprime les « bourses au mérite » – coupables d’avantager les bons élèves. Pas une tête ne doit dépasser mais chacun doit voir réalisés tous les désirs de son petit « moi ».
Mais la plus folle de toutes les idées folles de la gauche, c’est la vertu et son corollaire la transparence. Ce n’est pas un hasard si, au mot « morale », sans doute trop marqué par ses origines bourgeoises, Edwy Plenel, autre prophète de la « vraie gauche », préfère le mot « vertu », aux relents robespierristes. En inventant la transparence pour faire plaisir aux journalistes (qui ne vont pas cependant jusqu’à en étendre les exigences à leur corporation) et se sortir du bourbier Cahuzac, François Hollande a envoyé un message clair aux Français : « Vous avez le droit de tout savoir de nous. Nous n’avons rien à cacher. » Pas grand-chose, en effet, à en juger par l’ouvrage de son ex-compagne. Avec Trierweiler, les socialistes ont reçu en pleine figure le boomerang de la transparence. L’indécent déballage auquel nous avons été conviés est bien le revers de la moralisation, nom désormais donné à la délation organisée. On dénonçait hier les fraudeurs, aujourd’hui les mauvais payeurs, demain les menteurs, après-demain les maris trompeurs ? Certes, le président n’a jamais prétendu que la transparence devait être étendue aux affaires intimes, mais il fallait être naïf pour croire que la curiosité citoyenne s’arrêterait à la porte de la chambre à coucher. Après tout, c’est là que les maris violents battent leur femme – ce qui n’a rien à voir avec François Hollande. En attendant, l’ex-compagne du président de la République a un revolver braqué sur sa tempe, donc un peu sur la nôtre (elle a fait savoir qu’elle avait conservé tous ses SMS). Imaginons que ça la démange au moment où les forces françaises sont engagées dans les opérations en Irak, cela égayerait certainement les tueurs de l’EI. Alors, contrairement à la plupart de mes confrères, je ne considère pas qu’un parapluie soit un attribut essentiel de l’homme d’État. Le secret, oui. Dans le fond, l’image de ce président plaintif et exposé aux regards est un raccourci. La gauche est à poil. Dans tous les sens du terme. Et ce n’est pas très beau à voir.
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