En anglais, le titre du dernier roman de James Salter, All That Is, suggère la plénitude. La traduction en français, Et rien d’autre, par contraste, évoque le vide et, à la lecture, on peut se demander si ce n’est pas le traducteur français qui aurait le mieux su exprimer le génie de cet auteur.
Comme c’est souvent le cas chez Salter, son roman est baigné par l’ambiance de la guerre, comme si l’existence humaine trouvait son expression la plus aboutie dans les mers agitées par des cuirassés et dans les cieux traversés par des avions de chasse. Pour Salter, le récit d’une bataille, ici ce sera celle d’Okinawa, ne se résume pas à un simple exposé patriotique muni d’explications tactiques. Les pertes de l’ennemi lui importent autant que celles de ses compatriotes. Il voit la guerre comme une continuation de la vie par d’autres moyens. Sur le pont de son navire, Bowman, le héros, pense ainsi aux amours de Kimmel, son compagnon de cabine mais aussi à l’ennemi, à ces Japonais qui viennent de perdre le Yamato sur lequel trois milles marins périrent, dont beaucoup avaient adressé des lettres d’adieux à leurs proches, en écrivant « Trouve le bonheur auprès d’un autre » ou « Sois fière de ton fils. »
Pourtant, ce récit de la bataille d’Okinawa n’occupe que le premiers des trente-et-un chapitres de Et rien d’autre. Bowman ayant survécu, il rentre chez lui, réintègre la société civile. Après des études à Harvard, il trouve un emploi dans une petite maison d’édition new-yorkaise. Ce qu’il découvre, c’est qu’en comparaison de la vraie vie, la guerre n’est qu’un jeu d’enfant, où il est facile de distinguer entre ami et ennemi. Peut-on en dire autant lorsque l’on rentre dans un bar, dans un taxi ou dans une fête à Londres ou à New York ? La guerre, pour Salter, n’est en fait qu’une préparation pour le quotidien en temps de paix.
En lisant son roman, on sent presque physiquement la rapidité d’une existence, qu’elle soit abrégée ou non par les tirs de l’ennemi et on pense irrésistiblement à Hobbes qui décrivait la vie humaine comme « solitaire, misérable, cruelle, animale et brève. » Dans l’univers hobbesien de Salter, les hommes fonctionnent en tribus solidaires qui forment des bataillons redoutables servant à protéger les fantassins dans la lutte acharnée de l’existence. Si on n’est pas né dans l’une d’entre elles, il est impossible de l’intégrer. Même l’amour ne permet pas de s’affranchir de ces appartenances. Pourtant Bowman aura essayé. Un soir, dans un bar à New York, il aperçoit Vivian Amussen, sa future femme, blonde et ravissante, membre d’une ancienne famille, fille du propriétaire d’un grand domaine en Virginie, passionnée par les chevaux. Bowman tombe amoureux d’un visage, d’une façade. Il sera pris encore dans le piège de l’exotisme des années plus tard lorsqu’il rencontrera Enid Armour dans une fête à Londres. Avec elle, « Il avait l’impression d’être confronté à une autre langue, totalement étrangère à la sienne. » Enfin, il y aura Christine Vassilaros, séparée d’un businessman grec, qui partage son taxi de l’aéroport JFK jusqu’à Manhattan. « C’était toujours au premier mot, au premier regard, au premier baiser, à la première danse fatale. »
Mais au bout du compte, que de défaites ! La devise de Bowman pourrait être celle de Saul Bellow ou du père du celui-ci. Salter raconte en effet que l’un des deux est censé avoir prononcé les paroles suivantes sur son lit de mort : « Je ne suis jamais arrivé à comprendre. » C’est ce qui fait d’Et rien d’autre un grand livre stoïque et mélancolique.
Et rien d’autre, James Salter, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville (L’Olivier).
*Photo : USMC Archives.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !