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Faulkner à la rescousse pour parler d’amour

Jacobo Bergareche publie « Les Jours parfaits » (Actes Sud)


Faulkner à la rescousse pour parler d’amour
L'écrivain espagnol Jacobo Bergareche © Coco Daìvez

Le roman est cette forme littéraire qui intègre tous les genres déjà existants. Moby Dick de Melville en est le meilleur exemple, et Milan Kundera restera comme l’écrivain qui aura de nos jours peut-être le mieux théorisé cette richesse multiforme de l’art d’écrire. Il demeure qu’il n’est pas toujours aisé, pour un romancier, de faire trop culturel, c’est-à-dire de se servir de la prose de ses devanciers pour parler de soi. Dans un tel cas, on est toujours redevable de quelque chose, dont il faut un jour plus ou moins s’acquitter. Le lecteur est dans son bon droit lorsqu’il demande à l’auteur : « Et vous, qu’apportez-vous de neuf ? Y avez-vous mis du vôtre ? » Il est très délicat de répéter ce qui existe déjà. Le philosophe Kierkegaard l’avait bien montré, dans son livre essentiel La Reprise.

Des lettres inédites de Faulkner

En même temps, c’est une problématique passionnante, qui est justement au centre du nouveau livre de l’écrivain espagnol Jacobo Bergareche, Les Jours parfaits. Le personnage principal de ce roman est un journaliste pris entre sa femme légitime et sa maîtresse. Pour essayer de mettre les choses au clair, surtout avec lui-même, il leur écrit à chacune une longue lettre. Parti en reportage à Austin (Texas), il en profite pour se rendre dans la bibliothèque universitaire du Harry Ransom Center. Il y dégote par hasard des lettres d’amour encore inédites de Faulkner. Il passe des heures à les déchiffrer, et à méditer sur elles. Non qu’il soit, à l’origine, un fervent lecteur des romans de Faulkner, mais il tombe sous le charme de cette prose épistolaire, dans laquelle il retrouve tout ce qu’il vit. Il écrit ainsi à Camila, sa maîtresse, à propos d’une missive de Faulkner : « Quand je relis cette lettre si privée et si étrangère, si loin dans le temps, j’ai l’impression qu’elle a été écrite pour que je te l’envoie à toi… » De même, s’adressant cette fois à sa femme légitime et évoquant un autre morceau, il note : « Si tu y réfléchis, on pourrait même dire que c’est toi, la destinataire finale de cette lettre de Faulkner que je vais te montrer, que j’ai extraite des caves des archives pour t’en livrer la transcription. » Tous ces passages des Jours parfaits, dans lesquels les phrases retrouvées de Faulkner sont disséquées longuement, ressemblent alors plus à un travail d’analyse textuelle, faisant se chevaucher deux genres différents et apparemment antinomiques, l’essai et le roman. Le lecteur, s’il accepte de jouer le jeu, peut lui-même se mettre en miroir, afin d’utiliser ce procédé à son profit, et comprendre, à travers les émotions d’un autre, sa propre vie.

Le romancier américain William Faulkner en 1954. DR.

Mentir sur sa vie

Le « héros » bigame de Bergareche souffre de devoir mentir. Son existence relativement précaire d’intellectuel ne dissimule pas ses difficultés et ses manques. Il est peu satisfait de sa situation, à vrai dire, ayant été à l’origine habité par d’autres ambitions : « Un jour, dans ma vie, j’aurais voulu avoir été poète. J’ai manqué de courage, de persévérance, et probablement de talent ‒ si tant est que le talent soit autre chose qu’un mélange de courage et de persévérance. » Il n’hésite pas à faire état de ses déceptions, principalement auprès de sa maîtresse, sûr de recueillir ensuite d’elle une pleine compréhension. Il lui fait même partager sa morale fataliste : « Les amants, lui écrit-il, sont unis jusqu’à ce que la peur, la culpabilité, la raison, la menace ou la convenance les séparent… » On ne sait pas ce que sa partenaire pense vraiment de telles constatations, et c’est d’ailleurs dommage. Elle n’écrit pas de lettre, elle. Les Jours parfaits est de fait le monologue d’un homme qui interpelle deux femmes, mais ne leur donne jamais la parole. Elles n’existent qu’en creux, pourrait-on dire, alors qu’elles jouent un rôle crucial.

Déclaration d’amour

Le narrateur a l’air de penser que sa femme et, surtout, sa maîtresse existent exclusivement pour le racheter de sa vie médiocre. À sa maîtresse, du reste, le lie une sorte de contrat d’adultère, sans doute peu équitable. Il lui écrit par exemple : « Je te le répète : nous avons conclu un bon accord, Camila, quatre jours par an. » Il n’est donc pas prêt à lui accorder davantage d’amour. Pour sa femme légitime, c’est un peu différent. Le livre se clôt sur la lettre qu’il lui écrit. Il utilise toujours les lettres de Faulkner, mais dans le but de se rapprocher d’elle, au détriment de l’autre. Dans la première partie du roman, on pouvait croire que le personnage de Bergareche se livrait, en décrivant cette relation extraconjugale, à une apologie de l’adultère bien compris. Et puis, dans la deuxième moitié du roman, quand il s’adresse finalement à sa femme, et qu’il lui exprime, via Faulkner, son attachement, on est en mesure de se dire qu’il retrouve le « droit chemin ». Les Jours parfaits prendalors la forme d’une déclaration d’amour à l’épouse légitime. Le mari volage comprend que c’est elle qu’il aime. On se demande toujours à quoi sert la littérature, la grande littérature, comme celle de Faulkner. Ici, nous est offert une possible réponse : à retrouver l’équilibre et la joie de la sensation vraie, pour utiliser la formule de Peter Handke.

Les Jours parfaits, de Jacobo Bergareche. Traduit de l’espagnol par Maïra Muchnik. Éd. Actes Sud. 154 pages.

Les Jours parfaits

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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