Tandis que l’exposition Caillebotte, peindre les hommes, au musée d’Orsay, s’accompagne d’un catalogue en partie vampirisé par le wokisme (cf. l’article de Georgia Ray, dans le magazine Causeur du mois), Amaury Chardeau, descendant de la famille Caillebotte, publie Caillebotte, la peinture est un jeu sérieux, aux éditions Norma : à distance du jargon universitaire, aussi érudite que savoureuse, cette biographie abondamment illustrée restitue, avec force détails, l’intimité du peintre (également passionné de navigation et d’horticulture) dans son milieu et dans son époque.
Longtemps éclipsé par Renoir ou Degas, Gustave Caillebotte (1848-1894) connaît depuis un demi-siècle un spectaculaire regain de faveur – en 2024, sa cote est au plus haut. Il fallait s’y attendre : exportée des Etats-Unis, la pandémie idéologique du genre a trouvé, dans cette figure d’artiste célibataire plus entouré de garçons que de filles, une souche de contamination idéale. L’ère du soupçon fomente le procès d’une sexualité supposément refoulée, voire d’une homosexualité patiemment dissimulée, mais dont l’hypothèse transpirerait dans nombre de ses toiles. De là ces pages de charabia aussi hilarantes que grotesques qui émaillent le catalogue, et tout particulièrement ce morceau de bravoure co-signé André Dombrowski et Jonathan D. Katz, sous le titre engageant : Peindre des hommes nus. Où l’on apprendra que l’huile célèbre baptisée Homme au bain « met en scène une inversion qui n’est ni fondée sur l’acte ni contre-nature (sic) mais est ‘’simplement’’ une fonction d’un regard ». Allez comprendre. Et de poursuivre : « Antiessentialisant, il impose une résistance performative (sic) aux deux versions dominantes de la sexualité homosexuelle proposées à l’époque ; en effet, il ne repose pas clairement sur l’acte – il représente simplement un homme s’essuyant après son bain – , mais il n’exige pas non plus que nous (ou le peintre) adoptions une attitude d’inversion sexuelle. Le tableau pose une question irritante et transpose cette irritation de la peinture, un simple objet extérieur, vers notre moi. L’homme au bain nous fait regarder et nous surprend en train de regarder ». Conclusion : « La véritable charge du tableau de Caillebotte est de mimer la dynamique de l’inversion sexuelle sans tenir compte de l’attribution de la différence sexuelle elle-même ». Tout est bien clair pour vous ?
Délires interprétatifs
Aux antipodes de ces délires interprétatifs passablement fumeux, la prose élégante, amicale et instructive d’Amaury Chardeau n’a pas seulement le mérite de sa clarté. Puisant aux sources des archives familiales, exhumant à l’occasion des documents (lettres, gravures, photographies…) inédits ou méconnus, elle brosse le récit circonstancié de la vie d’un homme dans son temps – et c’est là ce qui fait le prix de ce travail remarquable : fils de la grande bourgeoisie catholique parisienne, le jeune rentier Gustave Caillebotte en est le miroir ; son œuvre peint reflète avec exactitude le décor et les mœurs de son époque. Chardeau, dépouillant avec scrupule la somme accumulée des connaissances qu’on en a aujourd’hui, et tout se gardant d’affirmations présomptueuses, parvient page après page à reconstituer ce monde englouti. Ainsi par exemple : « Cette propriété située à Yerres (Essonne), le père de Gustave l’a achetée en 1860, les enfants étant encore petits, auprès d’un proche de l’Empereur, y investissant une partie des gains de son entreprise. C’est, pour une famille bourgeoise comme la leur, un attribut social incontournable et une échappatoire salutaire qui permet, l’été venu, de s’extraire de la ville et du fracas assourdissant des chantiers qui en empoisonne le quotidien ». En arrière-plan de la biographie, la vignette de ce Paris haussmannien en transformation accélérée !
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Ou encore, pour commenter le célèbre tableau du Pont de l’Europe : « Le haut de forme du protagoniste central, à qui Gustave a prêté ses propres traits, est ceint d’un voile de crêpe, comme c’était parfois l’usage. L’artiste porte le deuil [de son frère cadet René, flambeur tué dans un duel à 25ans]. Ce passant au haut de forme vient de dépasser une femme s’abritant sous une ombrelle. S’ils ne marchent pas ensemble, c’est donc qu’elle marche seule. Or à l’époque, une femme ‘’comme il faut’’ ne traîne pas non accompagnée sur le pavé. Celle-ci se trouve, de ce fait, identifiée à une demi-mondaine, voire à une simple prostituée, dans un quartier réputé pour cette activité. Comme la queue dressée du chien nous le suggère avec insistance, c’est bien de commerce sexuel dont il s’agit. Mais ce commerce, le protagoniste du haut de forme s’y refuse, opposant son deuil au frou-frou rouge qui chapeaute la belle. Fuyant la luxure dans laquelle s’est perdu son frère, l’artiste s’éloigne du même coup de ce rouge qu’on retrouve à l’arrière dans l’uniforme d’un soldat rappelant les horreurs de 1870, et sur les roues d’une calèche qui, tel un corbillard, semble emporter les traumatismes du passé ». Fine analyse, à cent coudées des spéculations qui, dans le catalogue d’Orsay, suggèrent que le flâneur, en réalité, détourne son regard, non vers le paysage des rails de la gare Saint-Lazare, en contre-bas, mais en direction du garçon en blouse du premier plan, séquence liée « au contexte jusqu’alors invisibilisé de la prostitution masculine à Paris à la fin du XIXè siècle » (sic). Pourquoi pas ?
Une peinture qui appelle les commentaires
Certes, comme l’observe Amaury Chardeau : « cérébrale, sa peinture est un commentaire qui appelle au déchiffrement ». Ce qui n’autorise pas d’instrumentaliser son œuvre sur la base de présupposés idéologiques d’un anachronisme consternant. Chardeau voit juste : « Caillebotte semble ne jamais figurer d’autres vies que la sienne ». Il ne sort pas de son monde. « Contrairement à Manet, Degas, Béraud ou Eva Gonzalès, il ne peint pas les loisirs de la grande bourgeoisie, les soirées à l’opéra ou les sorties à l’hippodrome ». Son espace pictural se réduit à son intimité. Mais si notre biographe en ressaisit les péripéties avec une précision d’horloger, il a, lui, toujours soin de replacer celles-ci dans le contexte sociologique, politique, historique de cette fin de siècle. De fait, « Caillebotte peint son époque, et nombre de débats qui la traversent ». D’où sans doute le plaisant sous-titre du livre : La peinture est un jeu sérieux.
Un jeu, ou un enjeu ? « On ne peut qu’être frappé par cet incroyable appétit », écrit encore Chardeau, dans ce chapitre intitulé Toutes voiles dehors, qui décrit l’énergie déployée par Caillebotte dans l’autre passion de sa vie : la navigation. Les photos de son frère Martial (avec qui il aura durablement partagé le même appartement parisien jusqu’au mariage de ce dernier en 1887) nous dévoilent le chantier naval du Petit-Gennevilliers, où Gustave se fait construire une maison en bord de Seine, régatant à bord des yachts qu’il pilote en véritable champion. Au point de défrayer la chronique, dans « la langue sémillante de la presse du XIXè siècle » – Ô temps révolus ! – qui sourit des noms à consonance salace dont leur armateur- propriétaire les affuble : le Condor, le Cul-Blanc… Humour de rapin : « Etrange Gustave, qui mélange grivoiserie potache et goût obsessionnel de l’expérimentation », note Chardeau.
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N’en déplaise au trio Paul Perrin, Scott Allan et Gloria Groom, sportif, viril, couillu, épris de canotage, de baignade, de régate, d’horticulture et quoiqu’entouré de matelots, de jardiniers et d’hommes de peine, Caillebotte n’orientait sa libido qu’en direction de l’autre sexe, – exclusivement. A la seule compagne qu’on lui connaît avoir partagé sa vie, Charlotte Berthier, il lèguera d’ailleurs par testament une rente confortable. Ils ne convolèrent pas. « Charlotte et lui percevaient-ils le mariage comme une aliénation ? », s’interroge Amaury Chardeau. « Au moment où ils se rencontrent, le divorce est aboli en France, et il faut attendre 1884 pour qu’il soit rétabli » (…) « Faut-il voir dans ce non-mariage une volonté égalitariste, voire féministe ? » Plus probablement, cette union libre avec une « femme du peuple » contrevenait aux mœurs bourgeoises dont Caillebotte, tout libéral qu’il fût en la matière, incarnait, par son statut de riche rentier et sa discrétion atavique, une figure archétypale.
Gay refoulé, non. Mort trop tôt, oui
Gustave, gay dans le placard ? Son Nu au divan (prêt du Minneapolis Institute of Art pour l’exposition) répond par avance, d’évidence, négativement à « l’émergence, durant les années 2000 dans les cercles universitaires américains, de l’hypothèse d’un Caillebotte homosexuel ». Dans sa crudité anatomique, la libido féminine s’y exprime sans détour. Chardeau commente de façon superbe cette toile unique à tous les sens du terme : « Dès lors, on peut tout imaginer, l’étreinte précédant l’acte de peindre, la pulsion physique puis esthétique d’un jeune homme désireux de posséder, dans tous les sens, ce corps dont les pieds, légèrement crispés, disent la dissipation du feu et dont la main paresse sur la pointe d’un sein pour en retenir le plaisir ».
Au catalogue tendancieux de l’exposition d’Orsay –partiellement, car il faut bien reconnaître à Stéphane Guégan, par exemple, l’intérêt majeur du chapitre qu’il consacre au lien entre la défaite française contre la Prusse, cause de l’effondrement du Second Empire, et « les incursions de Caillebotte en matière d’iconographie militaire » et virile – la recherche d’Amaury Chardeau offre un contrepoint aussi érudit que savoureux de bout en bout. A peine quarantenaire, Gustave meurt d’une « apoplexie », comme en son temps l’on disait d’un AVC – juste avant l’arrivée de l’automobile et du cinéma. Homme du XIXème siècle, il est déjà, sous bien des aspects, un peintre du XXème siècle. « Que serait-il devenu si le destin lui avait prêté vie quelques années de plus ? » Avec son aïeul et biographe, on peut en rêver.
Caillebotte. La peinture est un jeu sérieux, par Amaury Chardeau. 255p. Norma éditions, 2024.
Caillebotte. Peindre les hommes. Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Scott Allan, Gloria Groom, Paul Perrin. 256p. Hazan/Musée d’Orsay, 2024.
Exposition Caillebotte. Peindre les hommes. Musée d’Orsay, Paris. Jusqu’au 19 janvier 2025.
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