Le nouveau film de Sean Baker, Anora, Palme d’or au dernier Festival de Cannes, nous arrive avec un a priori positif. L’expérience attestée du réalisateur y est pour beaucoup. Avec lui, on sait que tout sera calibré et cohérent, sans oublier cette pointe d’intelligence (et ici d’humour juif) qui lui est spécifique. Anora commence dans un chaos excessif, absurde, nihiliste ; le sens en apparaîtra dans les dernières images, au terme d’une dégringolade morale propre aux jeunes gens insouciants qui ne veulent pas grandir. Anora montre qu’on ne peut longtemps échapper à la Loi, se rire d’elle, sous peine de retourner à son néant personnel. Les jouissances terrestres ne sont pas gratuites, mais les plus précieuses de toutes, comme l’amour, ne s’obtiennent pas avec de l’argent. Elles se paient, de fait, d’une autre monnaie, plus essentielle, c’est ce que découvrira la jeune Anora.
Un sujet casse-gueule
Le sujet d’Anora est, disons-le, très casse-gueule : un homme tombe amoureux d’une prostituée. On pensera sans doute au film Pretty Woman, de 1990, avec Richard Gere et Julia Roberts, conte de fées pour adultes revenus en enfance. Ou bien, plus sérieusement, en littérature, à L’Idiot de Dostoïevski, chef-d’œuvre complexe, qui aborde le thème de manière tragique. Avec Anora, on accède à la même nébuleuse. Il s’agit d’un garçon de 21 ans, en vacances aux États-Unis, loin de sa famille. Fils d’un richissime oligarque russe lié sans doute à la mafia, il décide de jeter sa gourme une bonne fois pour toutes, avant de revenir dans le droit chemin. Il rencontre une stripteaseuse dans un club mal famé de Brooklyn, et, comme elle lui plaît sexuellement, il lui propose d’employer ses services à plein temps. Elle aussi est très jeune, 23 ans, et ne résiste pas à tout ce luxe soudain à sa portée. Les trois premiers quarts d’heure d’Anora filment cette gabegie effrénée d’argent facile, en une sorte de long clip publicitaire un peu monotone ‒ jusqu’au moment où Ivan, c’est le nom du jeune homme, propose à Anora de se marier avec lui. Ainsi, promet-il, il ne sera pas contraint de repartir travailler en Russie. Sans trop réfléchir, elle accepte. Après tout, sa situation est misérable, elle doit se prostituer pour survivre, et ce« mariage » pourrait changer la donne, croit-elle.
Une actrice époustouflante
C’est là que commence vraiment le film de Sean Baker, en se focalisant sur le personnage d’Anora et son évolution psychologique. L’actrice Mikey Madison l’incarne de manière magnifique. Elle parvient à faire ressortir de son interprétation la faiblesse intrinsèque d’Anora, son inconséquence morale de fille perdue, ses réflexes de vénalité, sa perte des repères, etc. Quand elle apprend cette union, qui jette la honte sur elle, la famille d’Ivan décide de régler le problème par un divorce express devant le juge. Or, Anora se révolte, et cherche à faire valoir ses droits, mais, face au manque de résistance de son petit mari, elle comprend qu’il va falloir jouer serré, si elle ne veut pas être la dupe de ces richards. N’aura-t-elle été qu’un jouet entre les mains d’un gamin capricieux ?
Un fils de famille immature
Devant ses parents, arrivés en catastrophe à New York, Ivan s’effondre. Il ne cherche pas à se libérer d’eux, notamment de sa mère, possessive et autoritaire, qui l’emprisonne moralement. On se dit qu’Ivan aurait pu tirer parti de ce mariage, en profiter pour sortir de sa condition de fils de famille immature et embrasser une nouvelle vie. Il n’y songe même pas. Il va devoir retourner au labeur, comme le lui ordonne son père, et il accepte ce verdict sans protester. Au lieu de filer le « parfait amour » avec Anora (difficile de dire d’ailleurs s’il l’aime vraiment), il est contraint de se soumettre à sa charge d’héritier, et donc de se renier. Au fond, il préfigure déjà le raté écrasé par sa femme que représente son père, et son destin est tout tracé. Plus tard, quand Ivan sera « installé » dans l’existence, il n’aura plus que ses yeux pour pleurer des larmes de regret sur ses belles aventures de jeunesse, quand elles seront loin derrière lui et que l’amertume le prendra à la gorge.
Le grand amour
Sean Baker magnifie en revanche le personnage d’Anora, qui devient vers la fin des plus intéressants. C’est évidemment une victime de la société, elle ne s’est pas suffisamment méfiée des fausses valeurs ambiantes. Néanmoins, cette aventure avortée avec Ivan la fait réfléchir, notamment sur le sens de sa petite existence. Dans son métier de stripteaseuse, elle avait pour habitude de caricaturer l’amour jusqu’à l’obscénité. Les images d’étreintes sexuelles filmées par Sean Baker montraient, dans le club interlope ou la maison d’Ivan, plutôt des exercices mécaniques de fornication qu’autre chose. L’amour, au fond, était le grand absent de la vie d’Anora. Mais il finit cependant par arriver, au moment où on s’y attend le moins, en la personne d’Igor, homme de main du père d’Ivan, un « gopnik » (1) comme il est précisé par Anora elle-même qui, après la folie des grandeurs avec Ivan, semble donc retrouver le sens commun. C’est une très belle scène d’intimité charnelle dans une voiture, le matin très tôt, alors qu’il neige. Le plan devient fixe, la mise en scène délaisse toute virtuosité artificielle, toute fioriture. On reste dans la voiture, où Anora s’abandonne et éclate en sanglots. Le film de Sean Baker culmine dans cette scène silencieuse et presque triste, d’une lenteur qui brise le fil et fait comprendre qu’une nouvelle vie s’ouvre pour une Anora renaissant de ses cendres. Sa quête n’est pas terminée, le véritable amour commence.
Anora, de Sean Baker, avec Mikey Madison, 2 h 19, en salle depuis mercredi.
(1) Homme de classe populaire vivant généralement en banlieue.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !