Christian Lacombe, bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, a puisé parmi ces trésors pour nourrir Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné. Cette biographie historique ne s’attarde pas sur l’œuvre mais sur le destin du « divin marquis » qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.
Annie Le Brun, ardente exégète de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814), a rendu l’âme le 29 juillet 2024. Pas un connaisseur de Sade n’ignore son œuvre critique considérable : Les Châteaux de la subversion (1982) ; Soudain un bloc d’abîme (1986), préface à l’édition des œuvres complètes de Sade chez Pauvert ; le catalogue de l’exposition « Sade : Attaquer le soleil » dont elle fut, il y a dix ans au musée d’Orsay, la muse…
Bibliographie sélective
On aurait pu attendre de Christian Lacombe, auteur d’une nouvelle biographie intitulée Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, un hommage inséré quelque part dans les 250 pages de son livre par ailleurs remarquablement coédité par Perrin et la BnF, enrichi d’illustrations assorties de précieuses notices. Mais dans son texte, rien : pas une allusion à Annie Le Brun. Pas même une citation de sa prose incomparable qui porte la mémoire du « divin marquis ».
Par contraste, un encadré donne voix à… Simone de Beauvoir, auteur d’un Faut-il brûler Sade ? moins essentiel, me paraît-il, que les travaux de ses illustres devanciers, à commencer par Maurice Heine (1884-1940) et Gilbert Lely (1904-1985). Sans compter Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade (1949), et Pierre Klossowski, Sade mon prochain (1947), également absents de la « bibliographie sélective » de Lacombe ! Annie Le Brun avait prévenu : « Nous voilà aux antipodes de toute pensée dont la notoriété tient à pouvoir être fréquentée comme un monument qui ne change pas et ne nous change en rien. »
De fait, l’entreprise biographique porte en soi le risque de « lisser », au rabot de la chronologie, les aspérités d’une œuvre fondamentalement intraitable. Voir, encore et toujours, Annie Le Brun : « [Sade] nous emmène au plus loin de nous-même, là où se perd la frontière entre l’humain et l’inhumain, là où notre nuit fait oublier l’aube, là où apparaît ce que nous ne voulons pas voir. »
Une enquête historique captivante
Mais Christian Lacombe assume son parti pris : raconter « sous un angle historique » la vie du marquis de Sade. Réserve faite des censures nominales évoquées plus haut, reconnaissons au biographe le mérite de sa scrupuleuse érudition au bénéfice de son enquête : elle nous entraîne dans le récit captivant de ce destin sans pareil, qui s’est joué à la bascule de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire.
Bibliothécaire à la réserve des livres rares de la BnF, Christian Lacombe a pu exploiter quantité d’archives sur Sade, dont il juge qu’il « fut l’homme des paradoxes, sa vie contredisant ouvertement son œuvre ». Né à l’hôtel de Condé, enfant de deux lignées prestigieuses, Sade grandit avec le prince de sang, tous deux « élevés dans la même certitude de leur supériorité aristocratique ».
A lire aussi: Patrick Eudeline, la provoc comme on l’aime
Le marquis a habité trois châteaux : Saumane, Mazan, La Coste. Volage, dépensier, il épouse Mlle de Montreuil, excellent parti, en 1763. « L’athéisme étant infiniment plus condamnable que la débauche », le leste Louis XV lui pardonne ses juvéniles incartades, d’autant que Donatien devient père en 1767. Un an plus tard, l’affaire Rose Keller (une « mendiante » levée place des Victoires) commence à entacher la réputation du grand aristocrate qui « n’a jamais tenté de prendre des responsabilités dans quelque domaine que ce soit – ni la diplomatie, ni la magistrature », mais se ruine à aménager La Coste pour des représentations théâtrales, se carapate une année en Hollande et, sur fond de relations chaque jour plus aigres avec sa belle-mère, la fameuse Présidente de Montreuil, finit par émouvoir la justice quand la rumeur se propage qu’à Marseille, secondé par son valet, il a drogué, flagellé, sodomisé une cohorte de catins. Sade s’enfuit jusqu’à Venise mais, rattrapé sur dénonciation de la Présidente, il est incarcéré et placé sous curatelle. Il s’évade, erre de la Savoie à l’Italie, y multiplie les conquêtes, et en rapporte son premier essai littéraire, Le Voyage d’Italie, somme monumentale sur la péninsule. Rentré à Paris en 1777, il se jette dans la gueule du loup : acquitté par le parlement d’Aix, il ne l’est pas par le monarque qui reconduit sa lettre de cachet. Sade s’évade encore ; ligoté, on le ramène à Vincennes. Lancé dans une correspondance frénétique, Donatien pond une flopée de comédies. L’été 1782 voit naître son premier texte de fiction : le Dialogue entre un prêtre et un moribond. Transféré à la Bastille en février 1784, il y griffonne le célèbre rouleau des 120 journées de Sodome. Puis naît le roman-fleuve Aline et Valcour (1785-1788). Voilà Sade enchaîné – et pour longtemps.
Transgressif, sans limite
La biographie s’illustre ici de longs extraits, attestant combien Sade ne fut ni un artiste jouisseur plein de morgue, ni un talentueux auteur dans le genre alors prisé de la littérature libertine. C’est un génie de la transgression sans limite, en témoigne le triptyque Justine, La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette. Sade n’est pas un écrivain grivois ; c’est le philosophe du déchaînement érotique.
La Révolution (à laquelle il participe de façon ambiguë, voire comique) ne le sauve pas. Le citoyen Sade est encore incarcéré à Saint-Lazare, puis à Picpus, « prévenu de conspiration contre la République ». Il échappe au couperet, pas à la détresse financière. Pris à la gorge, il publie La Philosophie dans le boudoir, « assurément l’un de ses plus beaux livres et peut-être le plus drôle », juge Christian Lacombe. Aux abois, il se résout à vendre ses châteaux, achète une petite maison à Saint-Ouen. Âgé, malade, il écrit Les Crimes de l’amour, livre étrillé par un plumitif, ce qui alerte la police de l’Empire. En 1803, Sade est transféré à l’asile d’aliénés de Bicêtre – humiliation de trop pour une famille de haut rang : transféré à Charenton, il y est mieux logé, quoique étroitement surveillé. Napoléon ignore ses suppliques. À 74 ans, dans la France de la Restauration, le « vieux gentilhomme altier et morose » s’amuse encore avec une petite blanchisseuse. Il succombe, semble-t-il, à une occlusion intestinale.
Le Marquis de Sade : le libertin enchaîné, de Christian Lacombe, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2024. 256 pages.