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Albert Speer, architecte de Hitler et mémorialiste caméléon


Albert Speer, architecte de Hitler et mémorialiste caméléon
Jean-Noël Orengo publie « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » (Grasset, 2024) © BALKAR/FREGE MARC/SIPA

Dans son nouveau livre au titre prometteur, Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Jean-Noël Orengo revient sur le cas fascinant d’Albert Speer, l’architecte de Hitler.


Albert Speer durant le procès de Nuremberg, en 1946. DR.

Beaucoup de lecteurs ont lu les Mémoires de Speer, commencés en prison et publiés à la fin des années soixante. Un gros ouvrage, à vrai dire passionnant (je l’ai lu lorsque j’étais lycéen), qui devint immédiatement un best-seller, avant d’être l’objet de vives controverses de la part des historiens.

Speer avait en effet tendance à se trouver beaucoup trop de circonstances atténuantes, afin de se réhabiliter lui-même dans le monde de l’après-guerre et de se présenter comme… un honnête homme embarqué dans une aventure qui l’aurait dépassé !

La voix de la conscience

Le roman de Jean-Noël Orengo reprend les éléments du dossier, les hiérarchise, pour essayer d’y voir plus clair. Il ne se contente pas d’aborder les principaux aspects de la vie de Speer qui fâchent, en les replaçant dans leur contexte historique. Il va plus loin, il fait s’exprimer, tout du long, la conscience intime du dignitaire nazi, grâce à une sorte d’oralité intérieure que permet le roman, et qui fait affleurer toute la subjectivité maladive de Speer. Pour ce faire, il emploie de manière très pertinente le style indirect libre, plaçant ainsi la voix de Speer au premier plan, de manière à créer un effet de vérité qui démontre la duplicité de l’architecte dans sa tentative de jugement sur lui-même.

Se disculper de la Shoah

Le chapitre sur le génocide des Juifs est, à cet égard, particulièrement caractéristique. Speer a essayé de faire croire qu’il ne savait rien de la Shoah, et que d’ailleurs il n’était pas antisémite. Il ne serait donc pas tombé dans une telle ignominie, que son éducation privilégiée lui aurait épargnée. Orengo déconstruit progressivement une telle assertion. D’abord, il note : « L’architecte écoute. Il n’éprouve rien pour ou contre les Juifs. » Il faut cependant être plus précis, si possible, et cela donne : « si le guide [c’est-à-dire le Führer] est à ce point obsédé par les Juifs, il doit avoir ses raisons […] même si ça devient lassant et gênant pour lui, l’architecte, d’écouter ses brusques harangues vulgaires sorties de nulle part à l’égard des Juifs ». La prose d’Orengo rend bien compte de cette hypocrisie d’un Speer qui ne veut pas se salir les mains, et cherche à se dédouaner, en dépit de l’évidence. À Nuremberg, lors de son procès, le ministre de l’Armement de Hitler plaidera « non coupable à titre individuel, coupable à titre collectif », une ambivalence qui rend très bien compte de sa manière de se disculper : « Il est très doué pour l’autocritique, note Orengo, et donner l’impression de siéger avec ses juges devant lui-même, et se condamner jusqu’à un certain point. »

Une déclaration d’amour au Führer

Sa relation avec Hitler, elle aussi, du moins telle qu’il la relate dans son livre, est ambivalente. Speer doit sa carrière fulgurante au seul Hitler. Il ne peut cependant pas s’empêcher de le mépriser, tout en reconnaissant qu’il est fasciné par le personnage.

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« Il est envoûté, écrit Orengo, c’est le mot qu’il utilisera toujours, quand on le pressera de s’expliquer sur sa relation avec le guide. Il leur répondra toujours par une question : qui n’aurait pas été envoûté ? Qui ne l’était pas ? » Speer a partagé la passion de Hitler pour l’architecture. Les projets des deux hommes pour Berlin, décrits avec force détails par Orengo, paraissent stupéfiants, et même démentiels. Speer, en tant qu’homme de confiance, concevait également les grandes parades. Il eut l’idée d’organiser un défilé de nuit. « L’effet dépasse toutes les attentes », indique Orengo, qui ajoute : « C’est la mise en scène du cosmos et de la météo sous les auspices du guide discourant de la grandeur retrouvée de l’Allemagne. » C’est, nous dit Orengo, « une déclaration d’amour au Führer ».

Imposture contemporaine

Dans la dernière partie de son livre, Jean-Noël Orengo revient sur ce qui l’a lui-même intéressé dans le cas de Speer et de ses Mémoires, et qui lui semble très actuel. Il qualifie Au cœur du IIIe Reich de « fiction décisive », c’est-à-dire d’imposture. C’est un livre qui ment. « Dès lors, écrit Jean-Noël Orengo, j’ai distingué en Speer un phénomène plus vaste et très contemporain que nous vivons tous les jours en ouvrant les journaux et les réseaux sociaux. Fake news, complots, interprétations de faits, guerre de récits, sublimation du pire, apitoiement sur soi-même, glamour de la colère, déstabilisation du sens… »

Aujourd’hui, il n’est plus possible de douter de cette habile imposture, même si Au cœur du troisième Reich reste un livre extraordinaire qu’on peut relire, mais avec de grandes précautions. Comme nous le confirme encore une fois Orengo, Speer a pris une part active au nazisme, impossible de le nier, y compris dans le déroulement de la Shoah : « Il savait pour l’extermination des Juifs d’Europe, écrit l’auteur. Il y avait même participé en tant que ministre de l’Armement. » Si le Reich avait survécu, Speer aurait probablement pu succéder à Hitler. On voit ainsi l’exploit phénoménal qui a été le sien de se refaire une virginité, après le cataclysme provoqué par la guerre. Et justement, Jean-Noël Orengo contribue à nous détromper sur Albert Speer et à nous éclairer sur son véritable rôle. Son excellent livre a donc un grand mérite à mes yeux.

Jean-Noël Orengo, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer ». Éd. Grasset. 272 pages

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Albert Speer, Au cœur du troisième Reich. Traduit de l’allemand par Michel Brottier. Éd. Fayard, 1971. Disponible aujourd’hui chez cet éditeur au format poche dans la collection « Pluriel ».

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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