Le Danube n’est pas forcément beau et bleu. Singulièrement l’été, dans un patelin paumé qu’on n’atteint qu’en rafiot, et dont les ruelles pas même goudronnées s’achèvent en cul-de-sac sur le delta du fleuve. D’où le titre, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, troisième long métrage de l’acteur et cinéaste Emanuel Pârvu, 45 ans. Le film était en compétition à Cannes.
Adi, beau brun bouclé de 17 ans, vit chez ses parents dans une modeste maison du village. Le prologue nous suggère que le couple est endetté vis-à-vis d’un certain Zentov, dont on comprendra, au fil du récit, que le notable véreux du coin a des connexions haut placées à Tulcea, le chef-lieu portuaire de cette région septentrionale du pays, quasi frontalier avec l’Ukraine…
L’amorce du film nous montre Adi, cheminant la nuit de conserve avec un compagnon de son âge, venu de Bucarest en touriste : celui-ci lui lèche gentiment sa main, qu’une piqûre de ronce, semble-t-il, a fait saigner. Cut. La séquence suivante nous découvre le même Adi, mais cette fois le visage méchamment amoché, le corps tuméfié, en train de se voir examiné par le médecin du dispensaire local, en présence de ses parents et d’un officier de police en tenue. Pourquoi cette agression sauvage ? Quel en est le mobile ? Qui en sont les auteurs ? Adi a perdu connaissance; il n’a rien vu dans l’obscurité. Commence l’enquête, dans le microcosme de ces confins ruraux où tout se sait – et tout se dissimule.
Pas un film-dossier
C’est avec un sens consommé de l’ellipse et de la litote qu’Emanuel Pârvu assemble les pièces du drame, sans l’appoint de la moindre musique, avec cette sobriété, cette grande intelligence du rythme, du dialogue et de ses silences, toutes choses propres au nouveau cinéma roumain dont Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines, 2 jours ; Au-delà des collines ; RMN… ) demeure le champion. Les conciliabules entre les protagonistes dévoilent de proche en proche les enjeux souterrains d’une société archaïque, minée par les préjugés, la corruption et la peur, sur fond de bêtise incommensurable – probables séquelles de la dictature communiste de Ceausescu qui tint durablement la Roumanie, comme l’on sait, dans un état d’arriération mentale sans exemple en Europe.
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Esquivant avec adresse l’écueil du film-dossier sur la-répression-de-l’homosexualité en milieu rural attardé, Trois kilomètres avant la fin du monde pénètre au premier chef l’entrelac des égoïsmes, des petits intérêts, des collusions qui font qu’« on doit se serrer les coudes », comme le susurre Zentov au géniteur d’Adi pour empêcher que cette sordide affaire, où ses deux crétins de fils sont impliqués, ne remonte jusqu’à Bucarest et ne fasse des vagues. Quitte à alerter une relation, par un coup de fil passé à bon escient, en sorte que l’enquêtrice diligentée par la justice (laquelle, au fil des interrogatoires, a parfaitement identifié l’omerta) soit opportunément rappelée fissa en d’autres lieux : « si on apprend qu’il y a des pédales ici, imagine ce que ça va donner », lâche encore en aparté le veule argousin, craignant surtout pour son dossier de demande de retraite anticipée. Sollicité quant à lui par les pieux parents d’Adi, le prêtre orthodoxe de la paroisse s’est assuré de l’autorisation du Très–Haut (sa rhétorique imparable vaut d’ailleurs quelques fort savoureuses répliques) pour exorciser le mal qui ronge l’adolescent, fût-ce en l’entravant de force avec l’aide de papa et maman. D’où une scène hallucinante dont on vous réservera la primeur. Avec beaucoup de subtilité, les dialogues rendent compte des subterfuges et des atermoiements dans lesquels s’envasent les comparses pris au piège de leur funeste logique, mais aussi l’étau moral qui se resserre sur Adi, placé en holocauste face à la monstruosité de ses géniteurs, et qui ne gardera foi qu’en son amie de cœur, Ilica… Avant de prendre le large.
Pas moralisateur
Il est devenu rare, par les temps qui courent, de voir à l’écran des œuvres qui ne soient pas formatées pour la défense des bonnes causes (les femmes, les minorités, les diversités en tous genres). Avec une remarquable économie de moyens, Emanuel Pârvu tient un tout autre discours : celui qui, fût-ce en affrontant la morale publique, revendique l’irrévocable singularité du corps désirant.
Trois kilomètres avant la fin du monde. Film d’Emanuel Pârvu. Avec Bogdan Dumitriache, Ciprian Chiujdea, Laura Vasiliu…
Durée : 1h45.
En salles le 23 octobre 2023