Le désenchantement du destin français ouvre l’espace public aux revendications identitaires que le principe de laïcité peine à endiguer. Analyse.
Consacré par l’article 1er de la Constitution, le principe de laïcité est inscrit en filigrane à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il trouve ses premières expressions législatives en 1882 et 1886 sur l’enseignement primaire, et passe à la postérité avec la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Elle institue un régime de neutralité dont l’acception est offerte à la controverse alors même qu’elle consiste moins en la neutralité religieuse de l’Etat qu’à une neutralisation des religions dans la sphère publique (Ph. Raynaud, La Laïcité. Histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019). L’enquête d’opinion sur « l’état des lieux de la laïcité en France » réalisée en 2020 par l’institut Viavoice, montre que la laïcité constitue pour les Français un principe républicain essentiel (70%) qui fait partie de l’identité de la France (78%). Cependant, les jeunes adultes adoptent dans leur majorité une conception favorable à l’expression publique des identités religieuses (sondage d’opinion réalisé du 14 au 16 juin 2023 par l’institut Kantar-Sofres), et 78% des musulmans considèrent que la laïcité française est islamophobe (sondage Ifop du 7 décembre 2023). Le principe de laïcité signe donc une singularité française, dont la fortune est en déclin malgré la réaffirmation périodique du principe. Il subit l’offensive multiculturaliste et ne peut, seul, résister au défi lancé à notre modèle civilisationnel.
L’offensive multiculturaliste
La crise de la transmission (Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin. L’apocalypse scolaire, L’Archipel 2022) s’inscrit dans le contexte de l’envahissement de l’espace public par les dictats religieux qui ciblent particulièrement l’école. L’affaire bien connue des collégiennes de Creil en 1989 fait penser à cette fable de La Fontaine Conseil tenu par les rats : « Ne faut-il que délibérer, La Cour en conseillers foisonne, Est-il besoin d’exécuter, L’on ne rencontre plus personne »…
Aux termes de leur manifeste : « Profs ne capitulons pas ! », Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler dénonçaient déjà un « Munich de l’école républicaine ». Ils identifient dans le voilement des femmes le signe de leur soumission et refusent la mise en balance du principe de laïcité avec la liberté d’expression des élèves. Pénétrer dans les établissements scolaires avec ses certitudes, croyances familiales en bandoulière, et insanités véhiculées par les réseaux sociaux oppose une fin de non-recevoir à la transmission des savoirs. La loi 15 mars 2004 interdit le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse, codifiée à l’article L141-5-1 du Code de l’éducation. Cette loi, qui anéantit la jurisprudence Kherouaa et la circulaire Jospin du 12 décembre 1989, est intervenue à la suite du rapport Obin, et des préconisations de la commission Stasi, dont les membres se sont convertis à la nécessité de l’interdiction au fil des auditions, à l’exception de Jean Baubérot. L’auteur des 7 laïcités françaises (Maison des sciences et de l’Homme, 2015) regrette le glissement de la neutralité de l’Etat vers la neutralité imposée à la société civile, au motif que la loi de 1905 n’établirait pas de distinction entre les espaces publics et privés. Prétendument importée de cultures dites d’origines, la « vêture » religieuse des laïques dans l’enceinte scolaire fait montre d’un art consommé de la provocation qui dégénère en violence et intimidation, au point qu’une élève du lycée Sévigné de Tourcoing, gifla le 7 octobre 2024, une professeure qui lui intimait l’ordre d’ôter son voile, et que le proviseur de lycée Maurice Ravel à Paris fut, quant à lui, menacé de mort (« Faut le brûler vif, ce chien »), pour le même motif.
La question des accompagnateurs scolaires s’est à nouveau posée au moment de l’adoption de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021 qui confirme, malgré la position du Sénat, le statu quo ante, défini par le Conseil d’Etat. Si les parents accompagnateurs sont des usagers, la loi de 2004, circonscrit l’interdiction aux seuls élèves, et ne s’applique donc pas aux parents.
La loi du 11 octobre 2010 dispose que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ».
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Fille aînée de la liberté, la laïcité émancipe les esprits de l’endoctrinement ; sœur jumelle de l’égalité, elle affranchit le corps des femmes de l’embrigadement. Dorine contre Tartuffe en quelque sorte. Tartuffe : Couvrez ce sein que je ne saurais voir : Par de pareille objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. Dorine : Vous êtes donc bien tendre à la tentation, Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Ce féminisme qui défend le port du voile islamique
Les « écoféministes » luttent contre le « patriarcat blanc », défendent en France la liberté des femmes de porter le voile, et détournent le regard de l’oppression intracommunautaire. L’ambivalence de ce cénacle d’idéologues hybrides devant le courage des femmes iraniennes est consternante. Considèrent-ils l’interdiction d’ici et l’obligation de là-bas comme équivalentes, pour juger que les Françaises et les Iraniennes subissent la même oppression ?! Femmes de Paris, femmes de Téhéran ou de Kaboul, même combat ! Guerre des sexes et guerre des races contre l’universalisme, jusque et y compris, pour les plus radicaux, sur la question de l’excision assimilée à une circoncision féminine ! (Fatiha Agag-Boudjahlat, Le grand détournement, Lexio 2019). La propagande wokiste emporte tout dans un maelström d’impostures morales et de terrorisme intellectuel (Jean-François Braunstein, La religion woke, Grasset 2022). La recherche en sciences sociales et humaines est phagocytée par le militantisme académique (Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Tracts Gallimard, n°29 mai 2021), autant que le « frérisme d’atmosphère » œuvre à rendre la société « charia compatible » (Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Odile Jacob, 2023).
Statuant pour la première fois sur requête du nouveau déféré-laïcité, instauré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le Conseil d’Etat a confirmé la suspension du règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble autorisant le port du « burkini ». Il estime à juste titre que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps édictées pour un motif d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics (CE ord. 21 juin 2022). Mais, l’ordonnance doit également être lue comme la confirmation d’une jurisprudence favorable aux aménagements pour un motif religieux à condition qu’ils ne soient pas excessifs… De même, la haute juridiction, en rejetant le recours des « hijabeuses », a jugé que l’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, religieuse ou syndicale » prévue par les statuts de la FFF, pouvait légalement être prise puisqu’elle est limitée aux temps et lieux des matchs de football et qu’elle apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment les affrontements ou confrontations sans lien avec le sport. La mesure est donc adaptée et proportionnée (CE 29 juin 2023). Ces pressions revendicatrices interrogent sur le défi lancé à notre modèle civilisationnel.
Le défi civilisationnel
Au XVIIIème siècle, l’exécution du chevalier de la Barre et l’affaire Calas, ouvraient un front contre le fanatisme religieux. Voltaire rendait un réquisitoire contre les superstitions qui colonisent les religions (Traité sur la tolérance, 1763). Désormais, la diffusion du salafisme dans la société civile arme idéologiquement les bourreaux d’une nouvelle ère.
L’écrivain américain, né au Canada, prix Nobel de littérature en1976, Saul Bellow écrit : « Peu de choses sont plus agréables, plus civilisées qu’une terrasse tranquille au crépuscule ». Il baptisait Paris, « ville sainte de la laïcité ». C’est elle qui a été frappée par les attentats du 13 novembre ; le Paris des terrasses de café et des salles de concert. Le principe de laïcité est à un poste avancé. Son abaissement fragilise la liberté d’expression et l’égalité des sexes, et installe « l’insécurité culturelle » (Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français, Fayard, 2015). Comme un système de vases communicants, à mesure que se réduit le champ de ces droits et principes, s’étend celui de l’intégrisme islamiste qui resserre son étreinte, tel un serpent autour de sa proie. Il impose ses dogmes : l’antisémitisme ; désigne ses cibles : la haine de l’Occident (judéo-chrétien) et de la République (laïque).
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Parce qu’ils étaient enseignants, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, Dominique Bernard, professeur de français, ont été assassinés. Ces attentats perpétrés pour le premier le 16 octobre 2020 devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine, et pour le second dans l’enceinte du lycée Gambetta à Arras le 13 octobre 2023, rappellent la guerre asymétrique livrée contre la liberté d’expression qui, frappant les humanités en plein cœur, visent à réduire au silence et à anéantir le modèle culturel que l’école est censée transmettre.
La laïcité témoigne d’un processus à l’œuvre qui travaille notre inconscient collectif. Cette singularité française est toutefois en péril, particulièrement à l’école devenue une cible, où la contestation se propage, jusqu’au contenu des enseignements, et par l’autocensure des professeurs confrontés la veulerie administrative du « pas de vague ». Face à la recrudescence des tenues islamiques avec l’apparition des abayas et l’incitation à la prière dans les établissements, le ministre de l’Education nationale Gabriel Attal, après les tergiversations de son prédécesseur, a par la note de service du 27 août 2023 interdit ce type de tenues vestimentaires dans les établissements scolaires publics. Le Conseil d’Etat a par deux ordonnances, rejeté les requêtes en référé liberté et en référé suspension en considérant pour la première, que l’interdiction ne porte pas atteinte à une liberté fondamentale (CE réf. 7 sept. 2023), et pour la seconde, en raison de l’absence de doute sérieux quant à sa légalité (CE réf. 25 sept. 2023). Statuant au fond par un seul et même arrêt, il confirme la légalité de l’interdiction de l’abaya dans ces enceintes (CE 27 sept. 2024).
La réaffirmation périodique du principe de laïcité n’aura pas l’effet escompté sans une maîtrise de l’immigration : « On peut intégrer des individus […] On n’intègre pas des peuples, avec leur passé, leurs traditions…» (Ch. de Gaulle, Propos rapportés par Alain Peyrefitte dans “C’était De Gaulle” éditions de Fallois, Fayard, 1994, tome 1 page 56). Attribut de la souveraineté, la politique migratoire doit être définie en fonction des capacités d’accueil (travail, logement…) et des facultés d’assimilation de la langue et du système de valeurs. Le Danemark et la Suède, pour les pays scandinaves rompus au consensualisme politique, ont su dresser le diagnostic et trouver leurs remèdes. La France serait bien inspirée, plutôt que de sombrer dans le palliatif, d’expérimenter sa propre méthode prophylactique et curative pour enfin offrir ce qu’elle a de meilleur à qui pourra en suivre le destin dans sa continuité historique. Le Général de Gaulle débute ces mémoires d’espoirs (Le renouveau 1958-1962) par cette formule restée célèbre « la France vient du fond des âges… Elle demeure elle-même le long du temps… Aussi l’Etat, qui répond de la France, est-il en charge, à la fois de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain ». Le principe de laïcité participe de ce mouvement que les chantres de la société inclusive abhorrent.
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