Chacun voit Gaza à sa porte


Chacun voit Gaza à sa porte

paris israel gaza

Arrivé au premier étage, je souffle un brin. Quarante-cinq marches surhaussées, faut se les faire. À l’intention des petites natures, une âme bienveillante a disposé trois tabourets à chaque étage pour le repos du grimpeur. Au palier, assise jambes croisées, une gracieuse demoiselle décortique le Libé du jour, le regard fixé sur un titre en caractères pour malvoyants : « À Gaza, “les civils étaient la cible” ».

« C’est pas moi qui vous le dis. Même Libé, sioniste jusqu’à l’os, est obligé de le reconnaître, fulmine la mignonne.

– C’est entre guillemets, fais-je timidement en détournant l’œil de son corsage.

– Mais lisez donc l’article. 72 % de civils, selon l’ONU. Les civils étaient des objectifs délibérés. “Sinon, pourquoi détruire la centrale électrique, les puits, les écoles, les ambulances ?” C’est écrit dans Libé. Et vous croyez qu’on tue des milliers de civils par hasard, par accident. Allons donc ! Les sionistes terrorisent un peuple entier. Leur rage sera assouvie quand tous les Gazaouis se mettront à genoux en implorant grâce. Voilà la condition de leur sécurité. Ils peuvent toujours courir. Les Palestiniens ne céderont jamais. »

Elle s’appelait Clara. Je pesai ses arguments. Tout n’était pas idiot, ni dans ses propos ni dans son décolleté. Mes forces retrouvées, je m’attaquai aux soixante marches suivantes. Au palier, un octogénaire fringant me prit au collet.

« Vous vous êtes laissé embobiner par cette antisémite ? Vous n’avez pas compris que, comme tous les médias français, Libé se livre à une propagande abjecte. Depuis dix ans, le Hamas remue ciel et terre pour assassiner des Juifs. Ils ne cherchent même pas à s’en cacher. Ils se glorifient d’avoir lancé 14 800 roquettes sur les régions habitées. Qu’ils soient des massacreurs propres à rien, pas même au massacre, est une chose. Qu’Israël sache se protéger, c’est vrai aussi. Mais vous savez bien qu’ils ne font la fête que lorsque coule le sang juif. La fête au sens propre. Ils dansent à Gaza, à Ramallah et ailleurs à l’annonce de chaque attentat réussi. Les Israéliens font tout pour épargner les civils, même s’ils en tuent beaucoup par bavures. Les Palestiniens ne cherchent à tuer que les civils. Voilà la différence morale. Voilà ce que ne vous diront jamais les médias européens. »[access capability= »lire_inedits »] 

Pas bête, le vioque. Au troisième étage, un trentenaire genre cadre sup, typé maghrébin, son MacBook Air vissé à ses genoux.

– « J’ai sous les yeux le site en anglais d’Haaretz. L’édito de Gideon Levy. Enfin un bon Levy. Son raisonnement est imparable. Cette guerre n’est pas une guerre nécessaire, c’est une guerre de choix. L’assassinat des trois étudiants israéliens découvert le 30 juin aurait pu déclencher des représailles proportionnées. Le gouvernement Netanyahou a opté pour une riposte d’envergure colossale. “Vous nous avez massacré trois des nôtres. Bravo ! Nous, on va vous en buter trois mille. Un Juif vaut mille Arabes. C’est le tarif. Vous le saurez désormais.” Et tout ça pour rien. Liquidez dix, cent mille Gazaouis, le Hamas s’en bat l’œil. Ça l’arrange, même. Il se pose en seul parti de la résistance et rallie les laïcs qui le débectent. »

Le Franco-Algérien m’a paru convaincant. Je reprends mon courage à deux jambes, grimpe jusqu’au quatrième étage, où m’attend un autre son de cloche.

– « Vous plaisantez, j’espère. Quel pays aurait supporté des bombardements quotidiens sans réagir fermement. Les États-Unis ? La Russie ? La France ? Le Viêt Nam ? Et ces tunnels qui débouchaient en plein milieu des villages désarmés ? Il fallait les laisser se creuser encore sans broncher ?

Il y a du vrai dans ce que vous dites. »

À l’étage suivant, une institutrice, mélanchoniste à plein temps.

– « Je veux bien tout comprendre, mais le silence du monde devant pareille tuerie d’enfants, ça me dépasse. Mais quoi ? Les gens ont quoi à la place du cœur ? Moi, j’ai deux gosses. Si ça m’arrivait à moi, je deviendrais folle. J’irais me venger par tous les moyens sur les sionistes. Je trouve ces mères gazaouis très fortes, vraiment exemplaires de sagesse. Moi, ça me crève le cœur. »

J’escalade un étage.

–        « Deux mille morts à Gaza lui crèvent le cœur, mais les trois millions de Congolais morts pendant la toute récente guerre civile, elle n’en a pas dit un mot. Les Tibétains, les Libyens, le Darfour, elle s’en moque. Les sionistes, voilà l’unique objet de son ressentiment. Sioniste, un euphémisme. En réalité, c’est aux juifs qu’elle en veut. Une haine indéracinable depuis deux millénaires. »

Mais où suis-je ? Au palier suivant, j’interroge un policier municipal.

« Expliquez-moi, qu’est-ce que c’est que cette tour exténuante à varapper où les pro-palestiniens s’intercalent avec les pro-israéliens. À chaque étage, je rencontre des convictions exactement opposées. Qu’est-ce qui se passe ici ?

–  Ah, vous êtes rentré par hasard ? Parce que vous n’avez pas vu de lumière, sans doute. Comme c’est curieux ! C’est la tour de Canaan, celle d’où sortira la paix entre Juifs et Arabes. C’est vrai, elle est crevante. Beaucoup y ont déjà crevé. Des marches hautes de 60 centimètres, soixante à chaque étage. Nous essayons tous d’arriver au sommet où D. a déposé le secret de la paix.

– Vous croyez en Dieu ?

– Je sais que Dieu n’existe pas au ciel. Mais sur terre, pas d’esprit plus puissant que Dieu. Les idées, c’est pas mal. Mais la plus formidable de toutes les idées, c’est quand même Lui, vous n’allez pas me dire le contraire !

– S’il n’existe pas, je vois pas quel contrat il pourrait proposer.

– Nous savons que le secret se trouve là-haut. Devrions-nous y laisser notre peau, nous irons le chercher.

– Et elle a combien d’étages, votre tour ?

– On n’en sait rien. Personne n’en est encore descendu. »

Le vingt-cinquième étage atteint, plus personne ne parlait de Gaza. Mon interlocuteur feuilletait La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.

– « Tout le malheur commence avec Theodor Herzl. L’idée d’un État juif est à mettre au compte des hallucinations les plus délirantes de l’histoire. Fondre en une nation unique des Yéménites, les plus purs des Arabes, et des Viennois, les plus raffinés des Européens, fallait être complètement fêlé.

– C’était peut-être aberrant, se réjouit-on plus haut, mais ça a drôlement bien marché. Un siècle plus tard, la nation juive est sans doute la plus soudée, la plus déterminée à survivre, la plus habitée par son identité et la plus prête à mourir pour la patrie. Un Palestinien de San Francisco se dit jordanien et n’enverra jamais un centime pour aider sa cause. Un juif parisien voudrait prendre l’avion à chaque guerre pour se battre. Plus intense que le nationalisme juif, on ne voit pas. Ils sont obsédés par leur identité. Trois juifs se rencontrent, cinq, dix minutes plus tard, ils parlent de leur juiverie. Ils n’ont pas d’autre sujet en tête. Le point Godwin à l’envers.

– Et les Arabes ? Ils sont moins nationalistes peut-être ? On leur a volé leur terre, ils se battent pour la récupérer. C’est aussi simple que ça. Ils ne lâchent pas le morceau, ils ne baisseront jamais les armes. Si l’un tombe, un ami sort de l’ombre à sa place. L’OLP a renoncé à la violence, le Hamas l’a remplacée. Le Hamas s’inclinera, le djihad prendra le relai. Puis un autre, un autre, un autre. Tant que les Juifs ne dissoudront pas leur État raciste, les Arabes ne leur laisseront pas la paix.   

– Un milliard et demi de musulmans, quatre cents millions d’Arabes et des brouettes, ils regorgent d’espaces inhabités. Ils ne pourraient pas, leur a suggéré Woody Allen, octroyer ce timbre-poste à un peuple sans terre ? Juste une gracieuseté, comme on offre un bouquet de jasmin, un flacon de parfum.

– Ces Juifs, tu leur donnes le pouce, ils t’arrachent le bras. Ils n’ont jamais voulu fixer leur frontière. Du Nil à l’Euphrate, leur a promis la Bible. Plus si affinités. On ne peut pas leur faire confiance.

– Confiance ? Les Arabes ne tiennent jamais leurs engagements, ils ne respectent aucun traité. Évacuer les colonies de Cisjordanie ? Ils en profiteront pour nous tirer dessus de plus près. Voyez Gaza. Les colons ont été chassés jusqu’au dernier, par la force au besoin, les troupes se sont retirées sagement. Ils n’ont pas cessé de nous bombarder depuis. C’est vrai, la Cisjordanie est toujours occupée, mais au moins aucun tir de ce côté-là, et les villes palestiniennes y prospèrent pendant que Gaza dépérit.

–  Non, c’est insupportable. Gaza est bouclée comme un camp de concentration, Israël bloque même les salaires des fonctionnaires, et vous voudriez qu’ils soient contents ? Mais quelle hypocrisie ! »

Au 231e étage, j’étais à demi-mort de fatigue. J’ai enjambé grand nombre de corps sans vie dans mon escalade. Je me voyais, comme eux, expirer un jour ou l’autre sans avoir touché au secret de la paix. M’obstiner ? Rebrousser chemin ? Assis sur une marche, je marchande avec ma conscience. Au fait, c’est quoi la conscience ?[/access]

*Image : Soleil.
Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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Guy Sitbon, ex-journaliste au Nouvel Obs, est chroniqueur à Marianne.

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