À Barcelone, lors du forum World In Progress, les décideurs commentaient le brûlant rapport Draghi et s’inquiétaient tous de notre démographie déclinante et d’une innovation en berne sur le vieux continent.
Fondé en 1972 par José Ortega Sportono et Jesus de Polanco, le groupe de presse espagnol Prisa (El Pais, As, Cadena Ser) est actuellement présidé par l’homme d’affaires français Joseph Oughourlian. Prisa organisait le forum World In Progress à Barcelone les 14 et 15 octobre. L’objectif de ce sommet était de réunir des acteurs d’envergure du monde politique et des affaires autour des enjeux les plus périlleux que le monde contemporain et l’Europe affrontent aujourd’hui.
Parmi les questions à l’ordre du jour figuraient notamment celles portant sur le déclin démographique de l’Europe et l’immigration, le rejet des élites occidentales par leurs populations, le rapport Draghi et les différents conflits militaires en cours. Loin d’être déconnectées, ces problématiques sont liées les unes aux autres comme l’ont démontré les différents conférenciers prestigieux invités à se partager la scène du Caixa Forum.
Nous avons notamment pu échanger en privé avec Matteo Renzi et Enrico Letta. Si le premier est volubile et le second plus austère, tous deux tirent la sonnette d’alarme sur l’état de santé de l’Europe.
Une Europe vieillissante confrontée à l’immigration de peuplement
Un constat pessimiste s’est imposé au cours de ces deux journées de conférences et d’entretiens privés : l’Europe est vieillissante. Pis encore, rien ne semble pouvoir enrayer la spirale de la dénatalité qui touche tous les pays du continent, singulièrement ceux du Sud tels que l’Espagne et l’Italie. Enrico Letta l’a d’ailleurs résumé en une formule lapidaire, confessant que l’Europe était devenue « un EPHAD ». Des propos en phase avec ceux de Matteo Renzi qui a affirmé que le continent n’était pas en « crise démocratique » mais « démographique ».
C’est particulièrement vrai pour l’Italie, mais aussi l’Espagne où nous nous trouvions. Comme les deux dirigeants transalpins l’ont rappelé, 1,1 million de bébés italiens naissaient chaque année dans les années 1970 contre moins de 400.000 dans les années 2010. Il ne s’agit pas d’un simple déclin, c’est un véritable effondrement. Les conséquences économiques sont colossales, empêchant la croissance européenne de se maintenir à des taux satisfaisants et provoquant la disparition de filières professionnelles entières. Le déclin démographique provoque aussi la désertification des zones rurales, désormais dépeuplées et à l’abandon.
A lire aussi: L’énergie éolienne au pays du Roi Ubu
Cette chute de la natalité constitue aussi l’une des raisons poussant le patronat à réclamer plus d’immigration de travail. Les systèmes sociaux de la plupart des pays européens sont, en outre, particulièrement attractifs. Reste que l’accueil des nouveaux entrants ne se fait pas sans heurts, une majorité d’entre eux provenant de pays aux cultures et mœurs fort éloignées des nôtres. Ajoutons aussi que l’immigration illégale a explosé lors des quinze dernières années, les conflits au Sahel, en Afghanistan et en Syrie provoquant un appel d’air vers un vieux continent insuffisamment protégé et préparé pour y faire face.
Nous sommes donc confrontés à une situation explosive qui fracture profondément nos sociétés. Une solution possible est celle empruntée par Giorgia Meloni en Italie. Cette dernière a décidé de lutter farouchement contre l’immigration illégale sans fermer la porte à l’immigration légale ciblée de travail. Une immigration de travail qui ne devrait par ailleurs pas toujours rimer avec immigration d’installation, ainsi que cela a été trop souvent le cas en France. Enrico Letta en a convenu : « La natalité française n’est pas aussi catastrophique qu’en Italie. Vous avez aussi une différence. Vous n’avez pas à gérer uniquement des flux d’immigration, mais aussi des stocks des dernières décennies ».
Le tour d’horizon de l’enjeu migratoire ne serait pas complet sans s’attarder sur l’émigration, c’est-à-dire la fuite des cerveaux les mieux formés. Ce sujet tient à cœur à Matteo Renzi : « Nos ingénieurs les plus qualifiés partent aux Etats-Unis et en Asie trouver des opportunités qu’ils ne trouvent pas en Europe ! C’est dramatique et nous devons solutionner cela en permettant aux jeunes diplômés des secteurs technologiques d’obtenir les rémunérations qu’ils recherchent et les missions professionnelles qu’ils désirent ».
Une Europe vieillissante qui peine à innover
« Les Etats-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule », a déclaré Matteo Renzi en écho au rapport Draghi. Wolfgang Munchau, directeur d’Eurointelligence, a résumé ledit rapport en ces termes : « L’UE s’est dotée d’un régime de protection des données si restrictif qu’il constitue un obstacle au développement de l’intelligence artificielle. Elle a introduit une loi sur les services numériques qui traite les plateformes de réseaux sociaux comme hostiles à la culture européenne. […] L’UE est coincée dans un piège technologique digne de l’ingénierie mécanique du milieu du 20e siècle ».
A lire aussi: Elon Musk, le frappadingue de génie
Pour le dire plus simplement : l’Europe a un déficit de compétitivité manifeste par rapport à ses concurrents. Les parts de marché des grandes industries européennes ne cessent de reculer depuis le début des années 2000 – à l’exception notable de l’Allemagne qui subit néanmoins de plein fouet le conflit ukrainien -. Cette faillite collective trouve son origine dans ce qu’on a appelé « l’agenda de Lisbonne » décidé au Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, dont l’objectif affiché était de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». La stratégie a échoué puisque nous ne sommes pas « l’économie de la connaissance » la plus compétitive, bien au contraire. Dans des domaines aussi variés que le spatial, l’intelligence artificielle, la robotique ou les technologies de l’information, l’Europe se traîne. La bataille n’est toutefois pas perdue d’avance. Nos interlocuteurs ont tenu à se montrer optimistes. Mais il faut pour cela mettre en place des politiques efficaces et réduire le carcan administratif qui étouffe l’écosystème du continent. Surtout face à une concurrence américaine ambitieuse. L’Inflation Reduction Act (IRA) décidé par l’administration Biden fait peser une véritable épée de Damoclès sur notre économie. Il s’agit d’une politique offensive et particulièrement attractive. Les Etats-Unis ont investi des centaines de milliards de dollars pour attirer les entreprises du monde entier, notamment celles du secteur automobile. Le plan prévoit notamment des crédits d’impôts pour la production des véhicules électriques, l’éolien, le solaire, la séquestration du carbone, l’hydrogène vert, les biocarburants, les batteries, etc. En plus de ce volet fiscal, l’IRA accorde des aides financières directes aux particuliers américains pour l’achat… des produits vertueux fabriqués aux Etats-Unis. Cela pourrait entrainer des délocalisations massives d’entreprises qui ont investi en Europe.
Pour l’heure, nous ne nous sommes pas dotés des leviers politiques et des moyens financiers pour y répondre, alors même que nous allons passer notre parc au tout électrique dans les prochaines années. Enrico Letta propose trois axes : desserrer l’étau des régulations qui pèse sur les entreprises innovantes, protéger les secteurs de l’économie européenne qui affrontent des concurrences étrangères bénéficiant d’avantages compétitifs insurpassables et mettre en place des mesures incitatives pour relancer la natalité. Il croit que ces trois conditions sont indispensables pour maintenir la croissance de l’économie européenne.
Conclusion
Eviter la muséification du continent européen passe par la prise de conscience pleine et entière des défis du temps. C’est du moins ce qui est ressorti de ce forum World In Progress. Le danger que court l’Europe est celui de la sortie de l’Histoire : par le changement de population ou la disparition progressive de sa population d’origine, par le manque d’innovation de notre économie et par une mauvaise compréhension du champ de bataille économique de l’époque contemporaine. Cet arc de catastrophes ne sera pas vaincu sans faire montre d’une ambition commune en Europe.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !