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Politique d’immigration: les deux rives du Rhin à l’heure des choix


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Des policiers allemands contrôlent les véhicules en provenance de Pologne au poste-frontière de Görlitz, 16 septembre 2023 © Future Image/M Wehnert/Shutterstock/Sipa

Les annonces du chancelier allemand pour contrôler l’immigration rompent avec une décennie de politique d’accueil inconditionnel. Mais la plupart d’entre elles sont conformes au traité de Schengen. Nos voisins pourront, sans se contredire, rouvrir les vannes de travailleurs étrangers lorsque leur économie le jugera utile.


Touchée ces derniers mois par une série d’attaques terroristes commises par des ressortissants étrangers (dont la plus récente et meurtrière, un attentat au couteau perpétré par un Syrien ayant demandé l’asile dans le pays, a coûté la vie à trois personnes), l’Allemagne semble aujourd’hui chercher à reprendre en main sa politique migratoire – en apparente rupture avec la décennie écoulée.

Au cours des années 2010, notre voisin d’outre-Rhin a pratiqué une politique de l’asile largement ouverte, dont les justifications mêlaient considérations humanitaires et calculs économiques, l’accélération des flux étant perçue comme une opportunité d’apport en main-d’œuvre et une solution de mitigation du vieillissement démographique. Entre 2013 et 2023, on estime que près de 2,8 millions de primo-demandeurs d’asile ont été reçus en Allemagne, soit l’équivalent de la population cumulée des villes de Cologne et Hambourg (et un tiers du total des demandes dans l’UE). Le record annuel sur cette période a été atteint en 2016, avec 722 000 premières demandes d’asile en douze mois. Après un tassement observable durant les années qui ont suivi, cette dynamique semble aujourd’hui repartir fortement à la hausse, avec 329 120 premières demandes d’asile enregistrées en 2023 – ce qui représente une augmentation de 51 % par rapport à 2022.

Le chancelier social-démocrate Olaf Scholz multiplie les « annonces fortes » depuis plusieurs semaines, destinées explicitement à endiguer ce redémarrage rapide des flux d’asile : suppression des aides pour les demandeurs entrés dans un autre pays de l’UE avant l’Allemagne ; réexamen de l’asile accordé si les intéressés voyagent dans leur pays d’origine ; recherche de solutions pour reprendre les expulsions de criminels dangereux vers l’Afghanistan et la Syrie. Mais la plus commentée et la plus symbolique de ces décisions réside dans le rétablissement des contrôles à l’ensemble des frontières terrestres allemandes, depuis le 16 septembre et pour une durée de dix mois. Selon les mots de la ministre sociale-démocrate de l’Intérieur Nancy Faeser, l’objectif est « de limiter davantage l’immigration irrégulière et de nous protéger des dangers aigus du terrorisme islamiste et de la grande criminalité ».

Mais s’agit-il là d’une véritable révolution copernicienne accomplie par la nation du « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons ! »), ou de simples effets de communication visant des citoyens allemands déboussolés – qui seraient tentés d’amplifier les succès électoraux de l’AfD ?

Tout d’abord, rappelons que la plupart de ces mesures ne sont pas aussi spectaculaires qu’elles y paraissent. Si l’expulsion de ressortissants afghans et syriens vers leur pays d’origine pourrait se heurter à certains obstacles du droit européen (ces pays étant en guerre), le rétablissement des contrôles aux « frontières intérieures » – entre États européens – est quant à lui parfaitement conforme au Code Schengen, en cas de menaces pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, et à condition d’être limité dans le temps. Pour preuve : au moins un quart des États membres de Schengen ont activé ce type de clause en 2023, à l’instar de la France depuis les attentats de 2015.

De manière plus large, la constance très relative des dirigeants allemands en matière migratoire invite à la prudence. En 2010, au cœur d’un débat politique enflammé par la parution de l’essai L’Allemagne disparaît de Thilo Sarrazin (haut fonctionnaire développant une approche radicalement critique de l’immigration reçue par le pays depuis les années 1970), la chancelière Angela Merkel avait prononcé l’oraison funèbre de la société multiculturelle allemande devant les jeunes de la CDU, en affirmant que la nation allemande n’avait « pas besoin d’une immigration qui pèse sur notre système social ». Quelques années plus tard, au cœur de la crise migratoire de 2015-2016, la même Angela Merkel ouvrait largement les frontières allemandes à près de 1,2 million de demandeurs d’asile en deux ans (venus notamment de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran et d’Érythrée).

En janvier dernier encore, le chancelier Scholz faisait adopter une loi visant à faciliter les naturalisations, en abaissant la durée du séjour préalable de huit à cinq ans et en autorisant désormais la double nationalité pour les ressortissants extra-européens (notamment au bénéfice des 1,5 million de ressortissants turcs). Le gouvernement du même Scholz a fait adopter la loi du 23 juin 2023, qui facilite l’immigration de travailleurs extra-européens en Allemagne – ignorant ainsi la corrélation nette entre la hausse des flux légaux et celle de l’immigration illégale, qui s’observe partout en Europe.

Tergiversations à poser un diagnostic, incohérences dans les politiques mises en œuvre, mise en balance de la volonté populaire et d’intérêts économiques de court-terme… Un même mal étrange semble frapper les responsables politiques des deux rives du Rhin. Il n’en demeure pas moins que plusieurs de nos voisins européens ont annoncé des mesures migratoires restrictives ces dernières semaines, quelles que soient les majorités politiques au pouvoir : après le Danemark, l’Italie, la Suède, les Pays-Bas, ou encore le Royaume-Uni, une véritable réaction en chaîne semble être à l’œuvre.

Dans ce contexte, la France court le risque d’être, en comparaison, toujours plus attractive pour les candidats à l’immigration, alors qu’elle subit déjà aujourd’hui d’importants « flux migratoires secondaires ». Dans un avis de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances pour 2018, le ministère de l’Intérieur avait souligné que près de la moitié des demandeurs d’asile qui se présentaient en France étaient déjà connus ailleurs en Europe et que près de 500 000 déboutés du droit d’asile circulaient de pays en pays dans l’espace Schengen.

En définitive, c’est un choix crucial que doit opérer le nouveau gouvernement français : répondre aux attentes de l’opinion publique et s’inscrire dans la dynamique européenne engagée sur ces sujets, ou se résigner à l’immobilisme et accroître ainsi la vulnérabilité migratoire de la France.

Octobre 2024 - Causeur #127

Article extrait du Magazine Causeur




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Directeur de l'Observatoire de l'immigration et de la démographie

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