Si l’opération pagers piégés contre le Hezbollah a été une parenthèse réjouissante dans la guerre menée par Israël, l’onde de choc du 7-Octobre n’en finit pas d’ébranler, au-delà du Proche-Orient, toutes les sociétés occidentales. Cruel paradoxe : le pogrom du Hamas a ravivé l’antisémitisme dans le monde et vaut à l’Etat juif d’être accusé de génocide.
Pendant quelques heures, la guerre a ressemblé à un épisode de Star Wars quand les forces de l’Alliance mettent la pâtée à celles de l’Empire. Les gentils qui tuent (ou blessent) des méchants proprement et, en plus, se foutent de leur gueule. Pénétrer le système de communication de l’ennemi, fabriquer des bombinettes individuelles et en plus les vendre à ceux qu’elles devaient frapper – on espère qu’ils les ont payées : la toile soigneusement tissée par les services de renseignement israéliens pour piéger des milliers de combattants et auxiliaires du Hezbollah, par le truchement de leur pager puis de leur talkie-walkie, sera un jour la trame d’une haletante série Netflix. En attendant, cette opération magistrale a certainement offert à beaucoup d’Israéliens, et à ceux qui, dans le monde, ont le souci d’Israël, leurs premiers instants de joie sans mélange depuis ce funeste samedi. Soudain, les djihadistes associés qui, de Sanaa à Gaza, de Beyrouth à Téhéran, pensent que tuer des juifs est une mission sacrée, n’étaient plus ces ennemis féroces et redoutables, mais des guignols qu’on aurait dit inventés pour stimuler la créativité des rigolos d’internet. La vraie guerre, celle où des avions larguent des bombes, a repris ses droits, avec son cortège de vies innocentes broyées au nom de la tragique nécessité de tuer des enfants pour protéger les siens – nécessité qui ne se justifie que par l’ignominie de combattants planqués parmi les civils et qui doit être mesurée, et éventuellement contestée, à l’aune de chaque situation particulière. On doit en effet pouvoir en même temps dénoncer les crimes du Hamas et des autres et critiquer la conduite de la guerre par Benyamin Nétanyahou.
Cependant, on ne peut pas comprendre ni juger les affrontements en cours sans revenir à l’événement déclencheur et à son « effet de souffle », pour reprendre l’expression de Gilles Kepel[1]. En France et dans l’ensemble de l’Occident, il est à la fois brutal et durable. Kepel observe que le 11-Septembre n’avait pas « brisé le monde occidental », rappelant que Le Monde, « peu suspect d’atlantisme, avait alors intitulé sa une : “Nous sommes tous américains”. Cette solidarité n’a plus cours. La nouvelle razzia, écrit-il, a « fracturé de l’intérieur l’hégémonie de “l’Occident” avec une ampleur inédite. Celui-ci s’est vu diabolisé par ricochet et qualifié dans la foulée par une partie de sa propre jeunesse, de “Nord” haïssable auquel s’opposerait la coalition vertueuse du “Sud Global” ». C’est malheureusement la question juive, ou la question antisémite, qui surgit du cratère fumant, nourrissant en même temps le judéo-centrisme et l’agacement souvent légitime qu’il peut provoquer chez nombre de Français, lesquels peuvent se dire, et à raison, que tout ne tourne pas autour des juifs et d’Israël. Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie ces jours-ci un essai à ce sujet, ce que les juifs peuvent espérer de mieux, c’est qu’on arrête de parler d’eux. Sans doute, mais qu’on le veuille ou pas, ces histoires de juifs ne sont pas seulement l’affaire des juifs. « Le 7-Octobre a eu pour effet paradoxal de fermer la parenthèse post-hitlérienne de l’Histoire et de relancer l’antisémitisme partout dans le monde », résume Alain Finkielkraut interrogé dans notre grand dossier À en croire toutes les enquêtes, il imprègne à des degrés divers une bonne partie de la société musulmane européenne, pesant sur les positions de dirigeants qui redoutent de froisser leurs minorités. Cependant, pour Pierre Manent, également présent dans nos pages du numéro d’octobre, « après le 7-Octobre, la question n’est pas seulement l’islam, mais l’existence d’un parti politique démocratique qui a choisi délibérément, gratuitement, de faire de la haine d’Israël au sens large, c’est-à-dire à la fois de l’État d’Israël et du peuple juif, le fédérateur de son projet politique. »
Le renversement est inouï. Pour la première fois depuis la fin du nazisme, une agression génocidaire qui rappelle le nazisme est perpétrée contre des juifs. Et le stigmate « génocide » est retourné contre Israël, accusé de tuer sciemment des civils, sans que quiconque explique par quel moyen plus humain il pourrait garantir à sa population qu’elle ne subira plus jamais ça. Jérôme, un lecteur fidèle, nous reproche de déroger à notre principe de pluralisme et de confrontation aux opinions contraires. « Depuis le 7-Octobre, pas une semaine sans un article défendant Israël ou clouant au pilori la contestation de son action. J’ai l’impression de subir une forme d’endoctrinement à laquelle Causeur ne m’avait pas habitué. Je pense que ce conflit en Israël affecte votre propre rationalité. » Que nos appartenances individuelles pèsent sur notre lecture des événements, c’est indéniable et inévitable. Ceci étant, Jérôme a peut-être raison. Peut-être n’accordons-nous pas assez de place à la critique d’Israël – notre circonstance atténuante étant que la plupart des médias ne s’en privent pas. De plus, à Causeur, la discussion à ce sujet se déroule à l’intérieur de l’« arc sioniste », c’est-à-dire entre gens qui croient à la légitimité de l’État juif. Devrions-nous, par amour de la discorde argumentée, interroger un député insoumis ? Peut-on discuter avec une Rima Hassan ou une Danièle Obono qui ont à peine caché leur joie le 7-Octobre ? De quoi parler, avec quels mots quand, de surcroît, la plupart de ces braillards sont d’une inculture crasse au sujet de cette Palestine qu’ils aiment du fleuve à la mer – sans avoir la moindre idée du fleuve et de la mer dont il est question. Cette digression est un brin oiseuse, dès lors qu’aucun n’accepterait de parler à un média sioniste – entre autres crimes. Même en dehors des cercles militants, Richard Prasquier observe que, depuis le 7-Octobre, des relations se sont tendues, distendues ou rompues. Je ne suis pas sûre qu’un Rony Brauman, l’un des défenseurs les plus civilisés de la cause palestinienne, accepterait aujourd’hui de reprendre notre dialogue d’autrefois. Mais il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre.
Ne nous racontons pas d’histoires : après Auschwitz, on a fait de la poésie (et beaucoup d’autres choses moins glorieuses), après le 7-Octobre, on continue à vivre, aimer, travailler, consommer. Certains se sont même passionnés pour la composition du gouvernement Barnier. On a dit que plus rien ne serait comme avant et bien sûr beaucoup de choses sont comme avant. Mais quelque chose s’est brisé, qui ne sera peut-être jamais réparé.
[1] Gilles Kepel, Le Bouleversement du monde, Plon, septembre 2024.