Dans l’indifférence médiatique, la carrosserie dite « berline » disparaît des catalogues de nos constructeurs français (et bientôt des marques étrangères). Que dit cette extinction sur nos mœurs automobiles ?
Voilà, c’est fini. Dans le silence général. Elle s’en va. Sans se retourner. Sans un mot. Elle qui a soutenu une industrie, des emplois, une histoire, des identités ancrées dans nos mémoires part, le sentiment d’avoir accompli sa mission « civilisatrice » débutée, il y a si longtemps, aux lueurs du XXème siècle. On ne lui épinglera aucune breloque sur son pare-brise, elle n’aura pas droit à la cour des Invalides et à la Garde républicaine. Elle ne sera pas invitée à l’Élysée pour un dernier pot d’adieu. Digne, elle quitte nos terres ouvrières pour le paradis des ferrailles oubliées. Elle va nous manquer. Nous avons tant de souvenirs avec elle.
Enfant, dès la maternelle, quand nous avons eu un feutre de couleur dans la main, d’instinct, naturellement, nous l’avons dessinée maladroitement, grossièrement. Elle était l’archétype de la voiture dotée de quatre portes, quatre roues et d’un coffre. Cette malle arrière était sa différence à elle, avant l’apparition des hayons et la prolifération des SUV pachydermiques.
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Cette protubérance de son squelette était sa signature stylistique comme la capote en toile incarne le véritable cabriolet. Elle était classique dans sa forme et dans sa fonction, donc essentielle à nos routes sentimentales. La presse spécialisée est la seule à s’être alarmée de la fin d’une époque ; les autres, contents et amnésiques, n’ont même pas porté une gerbe sur sa stèle. Ils la détestent comme ils détestent toutes les voitures. Ils seront rassasiés, le jour de l’éradication de cette espèce. La berline traditionnelle a, semble-t-il, fini par lasser les acheteurs qui ont refusé en bloc son classicisme de bon aloi. Elle était trop académique, trop sérieuse, trop « vieille France », trop sage, trop subtile peut-être pour des automobilistes aveuglés par les sirènes de la modularité et de la connectivité.
Ces nouveaux conducteurs grégaires veulent voir absolument la vie d’en haut, surplomber les autres et posséder un volume de chargement démentiel. À trop vouloir montrer leurs muscles, ils nous révèlent leurs failles narcissiques. La berline demande un savoir-vivre, une pondération, une sorte d’équilibre entre l’homme et la machine, une harmonie qui n’est plus compréhensible de nos jours. Cette carrosserie ne jurerait ni par ses dimensions et ni par sa fausse originalité. Pour apprécier la ligne placide et discrète d’une berline, il faut une culture et des références, ne pas être l’esclave des modes. Sa lente extinction n’est pas un fait si récent, elle remonte à quelques années. Sur notre vieux continent, elle était mal-aimée, « chambrée », moquée, fossilisée pour son manque d’audace. Sa terne attitude, malgré ses grandes qualités routières, n’était plus tolérée dans une société de l’épate visuelle. On disait qu’ailleurs, sur les marchés émergents, notamment en Asie, elle gardait son aura. Là-bas aussi, les voitures hautes, lourdes et larges ont eu sa peau, de Pékin à Sochaux, de Detroit à Billancourt. Le phénomène est international, inarrêtable, c’est une vague, tous les constructeurs abandonnent peu à peu ce morphotype comme ils ont tourné le dos aux motorisations aristocratiques, nos chers V12 atmosphériques et V6 enchanteurs. Dans ce changement de paradigme comme disent les experts des cabinets, on peut y voir l’évolution du genre automobile et le sain renouvellement des gammes. Nous avons bien abandonné le phaéton et le landaulet par le passé, alors pourquoi pas la berline ?
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La nostalgie n’est pas un ressassement plaintif. Elle est vitalité et permanence de l’imaginaire. En cette année 2024 où l’on célèbre les 70 ans de la parution de Bonjour tristesse et les 20 ans de la mort de Françoise Sagan, l’écrivain du frisson de la vitesse et de la déchirante solitude, on se souvient qu’au temps lointain des Renault Frégate et des Simca Chambord, dans ces rondouillardes années 1950, une jeune fille de bonne famille, sœur jumelle de BB, allait embraser la littérature de sa prose épidermiquement assassine. La légende raconte qu’elle avait emprunté la grosse américaine de son père pour aller signer son contrat chez Julliard, elle n’avait alors pas le permis de conduire. Quand je pense aux berlines, je pense à Françoise qui pourtant préférait les voitures de sport aux familiales. C’est un monde qui s’écroule. Nos berlines, bijoux de notre patrimoine, s’appelaient 404, 504, DS, Tagora ou Facel Excellence. On les regrette déjà.
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