Du vin sans alcool est-il du vin? L’éditorial d’octobre d’Elisabeth Lévy
Dans le déplorable monde d’avant, les rockers se shootaient à l’héroïne, les mannequins se faisaient pincer dans des toilettes de bar sniffant de la cocaïne et des écrivains arrivaient ivres morts sur le plateau de Pivot. Heureusement, ces temps d’excès sont révolus. Le nouveau parisien roule à vélo et le néo-people vante bruyamment son hygiène de vie. Ainsi a-t-on appris récemment qu’Antoine de Caunes buvait des litres de thé vert dès son réveil – puisqu’on en est aux conseils pratiques, a-t-il un truc pour éviter de faire pipi en conséquence ? Perso, si je trouve admirable de boire du thé vert, j’ai du mal à renoncer au café malgré tout ce que j’ai appris, sans avoir rien demandé, sur ses multiples méfaits. Mais je vais consulter. On a aussi découvert (sur le plateau de Yann Barthès) que Nicolas Canteloup ne faisait plus qu’un repas par jour. Non seulement ça le maintient en forme, mais ça lui fait gagner du temps. S’il arrêtait de faire l’amour, il gagnerait aussi du temps, non ? Bon, je ne critique pas. D’ailleurs, moi aussi, ça m’est arrivé de sauter un repas, ça compte pour mon capital santé ? Je blague, mais il est bon que les Français se soucient de leur hygiène de vie, même si le terme est un chouia déprimant. Des esprits chagrins pourraient observer que plus nous nous soucions de notre corps, moins nous nous occupons de nos cerveaux, mais rien n’indique qu’il y ait un lien de cause à effet.
Nul ne peut plus ignorer que (presque) tout ce qui est bon est mauvais pour la santé : l’alcool, le tabac, les tripes, le sexe – laissons de côté la controversée question du cannabis. Alors, on fait des efforts. On fume encore trop, mais question alcool et gaudriole, on a sérieusement réduit la voilure, et ne parlons pas des tripes. Une proportion croissante de Français affirme n’avoir aucune relation sexuelle et s’en félicite. Tant qu’ils n’essaient pas d’en dégoûter les autres. Notre consommation de vin a elle aussi chuté, passant de 100 litres par an dans les années 1960 à 40 aujourd’hui. Seulement, ça ne fait pas l’affaire des vignerons. Et puis, on peut se lasser de dîner au thé vert. Alors des petits malins ont eu une idée géniale : fabriquer – et vendre – du vin sans alcool. C’est en train de devenir ultra-tendance, au point que, d’après Le Figaro, cela pourrait sauver le vignoble français. Plusieurs maisons se sont lancées sur le créneau, certaines proposant des cuvées prestige aux noms prétentieux, dont raffolent, paraît-il, les actionnaires qataris du PSG. Je vous vois venir, béotiens, vous pensez que du vin sans alcool, c’est du jus de raisin. Que nenni. Il s’agit en fait de vin désalcoolisé : je n’ai pas tout compris, mais on fait du vin classique et ensuite on enlève l’alcool. Les amateurs jurent que ça a le goût du vin, peut-être pas des meilleurs, mais ça viendra. Il ne risque pas de vous tourner la tête ni de vous délier la langue, c’est même son principal argument de vente : le flacon sans l’ivresse. C’est ce qu’on appelle une vie saine.
Il y a peut-être là une piste à explorer, une méthode à généraliser, pour nous protéger contre nous-même. Après tout, des millions de fumeurs se sont mis à la cigarette sans tabac et s’en trouvent fort bien. Les scrogneugneux diront que le vin, c’est un savoir-faire ancestral, qu’il fait partie de la culture française. Il faut s’y faire, les amis la culture française change, s’enrichit, se créolise, soyez cools. D’ailleurs, il ne s’agit pas de supprimer le vin, plutôt de le remplacer par un ersatz inoffensif. La marque France n’en souffrira pas : un Château Margaux désalcoolisé, ce sera trop glamour dans Emily in Paris.
En tout cas, le simulacre pourrait nous délivrer de nos vices bien plus efficacement que la prohibition. On garde le mot, on désactive la chose. Dans l’avenir radieux, tout ce que votre médecin et Sandrine Rousseau vous interdisent existera dans une version assainie. On s’imagine déguster en toute bonne conscience une côte de bœuf sans bœuf accompagnée d’un verre de vin sans alcool, en lisant un livre sans phrases, on ne sait pas où ça peut mener. On pratiquera évidemment le sexe sans rencontre des corps, parce que ça aussi ça finit souvent mal. Comme ça, on vivra vieux et en bonne santé. Certes, si on en croit Montesquieu, « c’est une ennuyeuse maladie qu’une santé conservée par un trop grand régime ». Il faudra donc prévoir quelques somnifères au cas où on trouverait le temps long.