Accueil Culture Faust ne meurt jamais

Faust ne meurt jamais

"Faust", opéra en cinq actes de Charles Gounod, Opéra-Bastille


Faust ne meurt jamais
© Franck Ferville / Opéra national de Paris

Ah, je ris…


Au XIXème siècle, le vent du romantisme souffle sur le mythe de Faust. En France, il est déjà dans l’air du temps dès la fin de la Restauration : sur les Grands boulevards parisiens, les théâtres populaires en vogue proposent régulièrement des diableries où Faust, maudit, finit traqué par les démons, tandis qu’une Marguerite sanctifiée monte au ciel. Sur l’autre rive du Rhin, la « faustomania » bat son plein. De l’œuvre popularisée par Goethe, Franz Liszt, à qui l’ami Berlioz a dédicacé sa Damnation… fait bientôt un oratorio, la célèbre Faust Symphonie.  Entre 1859 et 1885, il compose encore quatre Mephisto Valzer, les deux premières pour orchestre symphonique, mais  toutes transcrites pour piano par ses soins. Schumann quant à lui, en 1844 – soit un peu plus de dix ans après la mort de Goethe – s’était lancé à corps perdu dans l’écriture de Scènes de Faust, un somptueux oratorio profane de près de deux heures.  Dès 1813, le préromantique allemand Louis Spohr avait tiré son Faust, non pas de Goethe (dont le premier Faust venait tout juste de paraître – le second étant, comme l’on sait, posthume), mais d’un roman de son compatriote Klinger, sur un livret signé Joseph Karl Bernard. L’œuvre sera créée par Weber, à Prague, trois ans plus tard.

Berlioz : deux représentations et s’en va en Russie

C’est la splendide traduction en prose de Goethe par Gérard de Nerval qui chez nous fera la fortune du diptyque tiré d’une vieille légende germanique du XVIème siècle. Dès 1828, l’œuvre inspire au jeune Hector Berlioz ses Huit scènes de Faust, qu’il envoie au vieux maître de Weimar, lequel ne se donne pas la peine de répondre. Ce sera pourtant la matrice de La Damnation de Faust, composée par intermittence au cours de voyages en Allemagne, et créée enfin à l’Opéra-Comique de Paris en décembre 1846 : une salle quasi déserte, un four – à peine deux représentations. Sur un livret versifié par ses soins, l’incroyant qu’était Berlioz n’avait pas hésité à développer jusqu’à l’outrance la dimension luciférienne du poème. Témoin ce climax délirant du « Pandémonium », où le héros est englouti. Chef d’œuvre alors totalement incompris, cette Damnation aura, de surcroît, causé la ruine matérielle de Berlioz. Deux mois plus tard, le compositeur fuit d’ailleurs « cet atroce pays » – la France – pour l’hospitalière Russie.

Gounod, incontournable

Gounod demeure l’autre « faustien » incontournable du Siècle industriel. Millésimé 1859, son Faust n’aura pas attendu Hergé et sa Castafiore pour incarner illico un must du lyrique : le triomphe des cinquante-sept représentations inaugurales, au Théâtre Lyrique parisien, écrase toutes les nouveautés de l’heure, fussent-elles paraphées des gloires musicales du temps : Meyerbeer, Félicien David… Y étincelle tout le tape-à-l’œil Second Empire. Après avoir rendu le directeur du Théâtre lyrique riche comme Crésus, les déboires de cette bigote « chaste et pure » de Marguerite, mise en cloque malgré elle par un débauché qu’instrumentalise Méphisto, puis condamnée à mort pour avoir occis le moutard du péché, fera également la fortune de l’Opéra Garnier flambant neuf, ratifiant le triomphe de la grande machine opératique à la française. L’impérissable « air des bijoux » sont à Gounod ce que Carmen et le « prend garde à toi » sont à Bizet : une scie du répertoire. Barbier & Carré, le duo des librettistes de Faust, reste à l’art lyrique ce que Roux-Combaluzier seront aux ascenseurs : des fabricants industriels.

A lire aussi: « Le Syndrome de l’Orangerie», de Grégoire Bouillier : combien de cadavres sous les fleurs?

De fait, avec cette transposition psychologisante, on est à des années-lumière du texte de Goethe. Au point que les Allemands, non sans condescendance, vont jusqu’à priver cet opéra de son titre, pour ne l’appeler jamais que Margarethe, voire Gretchen ! Il est vrai que Marguerite, celle-là même qui « rit de se voir si belle en son miroir », occupe – tout à l’inverse de chez Berlioz – la place centrale de la dramaturgie. Son tropisme catholique un peu épais – avec chœur, grand orgue et tout le tralala – achève de rendre la poétique goethéenne proprement méconnaissable. Et chez Gounod, Faust n’exige aucunement l’accès à une toute puissance interdite aux humains. Il ne veut que la jeunesse, rien que la jeunesse, toute la jeunesse – mais pour l’éternité ! De métaphysique, le pacte avec le diable est devenu physiologique.

Trivial et débridé

Demeure la suavité de la musique, et les rimes appétissantes du livret, genre : « A moi les plaisirs,/ Les jeunes maîtresses !/ A moi leurs caresses,/ A moi leurs désirs ! »…  Au rebours de la Damnation… instruite par l’immense Hector Berlioz, le Faust de Gounod est un mélodrame trivial et débridé, avec ballet, qui colle au goût bourgeois de l’époque. Un grand spectacle frénétique, guilleret, érotisé, dont le piquant et célèbre air de valse – « Ainsi que la brise légère/ Soulève en épais tourbillons/ La pouss-i-ère des sillons/ Que la valse nous entraîne ! / Faites retentir la plaine. De l’éclat de nos chansons ! » – mettra du reste, sur plusieurs générations, le feu aux joues de cargaisons de jeunes filles rangées.

Faisant suite à la création mythique de Jorge Lavelli en 1975 au Palais Garnier, reprise jusqu’à douze fois, puis à celle de Jean-Louis Martinoty en 2011, la mise en scène de Jean-Romain Vesperini sur des décors signés Johan Engels, à l’Opéra-Bastille encore en 2015, faisait un sort à cette obsession libidinale et à cette débauche des sens. La kermesse du second acte se changeait par exemple en cabaret rempli d’apaches et de grues. Les costumes flashy de Cédric Tirado propulsaient l’opéra, peuplé de veuves en noir, de femmes légères et de pioupious en capotes beige, dans la griserie des Années folles. On se demandait ce que le Docteur pouvait bien lui trouver, à cette Marguerite frigide, fagotée dans un tailleur d’institutrice…


Est-ce toi, Marguerite ?

Avec le Bavarois Tobias Kratzer aux manettes de cette mise en scène millésimée 2021 (alors sabrée par le confinement après deux représentations), reprise à présent pour la seconde fois, toute autre ambiance : à l’ouverture, un Faust senior, dans son salon de bourgeois des beaux quartiers, redouble le ténor chantant un Faust rajeuni par le pacte fatal (le Samoan Pene Pati reprend sans démériter le rôle confié en 2021 et 2022 à Benjamin Bernheim) puis voltigeant de conserve avec Méphistophélès, dans un ciel fuligineux projeté sur l’écran géant aux dimensions du plateau, pour survoler l’immensité nocturne du Grand-Paris, tels deux oiseaux de nuit suspendus à des filins. Le chœur, sous les stroboscopes d’une boîte de nuit, se trémousse sur la célèbre mélodie de la valse…  Valentin (Florian Sempey), lui, s’anime à l’acte 1 sur un terrain de basket en sirotant sa cannette de Red-Bull. Sa Marguerite prolo (Amina Edris) loge au 1er étage d’un HLM années soixante-dix, dont l’entrée extérieure, sous l’éclairage cru de deux réverbères hideux, abrite le meuble-boîtes aux lettres en métal des locataires. L’air fameux « je me vois si belle en ce miroir » montera du lavabo, la « chanson du Roi de Thulé » s’entonnera devant le PC domestique, au bord du plumard où Méphisto la viole, et la désespérée noiera d’ailleurs son chiard dans la baignoire du F2, juste à côté de la lunette des WC, après avoir, en consultation chez le gynéco, contemplé son diable de fœtus à l’échographie. Faust flanqué de son démon chevelu et capé de noir devise à l’occasion près d’une gargouille, juché sur une tour de Notre-Dame, cathédrale promise aux flammes – cf. l’incendie du 15 avril 2019. Et si Marguerite éplorée fait le vide autour d’elle en chialant, assise sur une banquette de ces rames de métro vieillissantes comme la RATP en gratifie Paris, le ballet de la « Nuit de Walpurgis » prend la forme d’une chevauchée au cœur de Hidalgo Land. L’ami Siebel (pourtant si bien chanté par la mezzo Marina Viotti) a moins l’allure d’un gentil garçon que d’une lesbienne camionneuse à binocles. Des personnages, les voix pourtant vertes et sonores sont, en bien des scènes, amorties par l’écran de tulle transparent où ceux-ci, filmés en live par les vidéastes en costume noir, diablotins félins du démon, apparaissent démesurément agrandis, leurs visages capturés en gros plan redoublant leurs silhouettes réelles : visuellement inesthétique, le procédé a beaucoup vieilli. Bref, avec la meilleure volonté du monde Emmanuel Villaume à la fosse, à la tête du bel Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris, aura bien du mal à rendre impérissable ce Faust par Kratzer.  

© Franck Ferville / Opéra national de Paris

Mais on n’en a jamais fini avec Faust. De fait, il a fallu attendre le XXème siècle pour que Busoni (plus connu par ses transcriptions de Bach) achève, l’année même de sa mort en 1924, un Doktor Faust testamentaire, où une « duchesse de Parme » remplace sur le tard Marguerite et où un enfant nu, un rameau fleuri en main, prend au final la place du magicien mort. Plus près de nous, pour son opéra en anglais, Faustus, the last Night, commande du Straatoper de Berlin en 2006, Pascal Dusapin puisait quant à lui, non pas dans l’auteur des Souffrances du jeune Werther, mais dans la pièce élisabéthaine de Christopher Marlowe…

A lire aussi: « Kaizen »: l’Everest, sa cohorte de prétendants et la philosophie des cimes

Rappelons que, de la scène à l’écran, le sardonique Méphisto ricane encore et toujours. Dès l’aurore du cinéma, le mythe faustien s’empare du muet : de Georges Méliès (Faust et Marguerite – 1897) à Henri Andreani (Faust – 1910) en passant par Alice Guy (Faust et Méphistophès – 1903). Mais c’est le grand Murnau qui, en 1926, donnera au doktor ses lettres de noblesse, avec son chef d’œuvre : Faust, une légende allemande… Autant dire que depuis les films qui, par le biais de transpositions plus ou moins littérales – cf. La beauté du diable, de Réné Clair (1949), L’Imaginarium du docteur Parnassus de Terry Gilliam (2009), voire Mort à Venise de Visconti (1971) ou Phantom of the Paridise de Brian de Palma (1974) – jusqu’au  Faust  baroque et luxuriant réalisé en 2011 par le russe Sokourov, Faust ne cesse de vasculariser le Septième art. La veine faustienne est loin d’avoir rendu le dernier sang.

On se prend de curiosité à imaginer ce que donnera, en juin prochain, la production annoncée salle Favart – Louis Langrée à la baguette, Denis Podalydès à la régie, Eric Ruf aux décors et Christian Lacroix aux costumes – sensée renouer avec la version originelle de l’opéra telle qu’elle enflamma le Théâtre-Lyrique, l’an 1859…    


Faust. Opéra en cinq actes de Charles Gounod. Avec Pene Pati, Alex Esposito/John Relyea, Florian Sempey, Amin Edria, Marina Viotti, Sylvie Brunet-Grupposo.
Direction: Emmanuel Villaume. Mise en scène : Tobias Kratzer. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris.
Opéra Bastille les 2, 5, 8, 12, 15, 18 octobre 2024 à 19h.
Durée : 3h50

(A noter sur vos agendas 2025 : Faust, de Gounod. Direction : Louis Langrée. Mise en scène : Denis Podalydès. Décor : Eric Ruf. Costumes : Christian Lacroix.  A l’Opéra-Comique du 21 juin au 1er juillet 2025).




Article précédent Plein Soleil
Article suivant Amour vache et mauvaises gagnantes

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération