Deux jeunes gens, Ludovic Marino et Louis Michaud, dans une manière très originale de biographie-essai, Jean Cau, l’indocile, préfacé par Franz-Olivier Giesbert, lèvent enfin la sentence d’oubli qui frappait Jean Cau (1925-1993), cette figure majeure de résistance au conformisme.
Leur intention n’était pas de réhabiliter un Jean Cau « de droite », mais plutôt de signaler à leurs contemporains qu’ils ont à leur disposition l’œuvre d’un homme qui choisit un beau jour de « réaliser l’actif » de son expérience, soit la somme de ses connaissances, augmentées de ses contradictions intimes : enfance pauvre et provinciale, perspective d’avenir courte, intelligence vive, ambition vaste et balzacienne, entrée réussie dans la vie parisienne sous le haut patronage de Sartre, agacement « de classe » au spectacle de la mondanité « de gauche », fin de l’apprentissage, volte-face politique, ironie mordante du transfuge, lucidité impitoyable.
Il quitta Sartre, dont il fut le secrétaire, sans jamais le renier, et dressa la table pour un festin de polémiste.
Trahison à Saint-Germain-des-Prés
Le retournement de situation comportait des risques. Après sa métamorphose, Jean Cau incarna le reniement, la part d’ombre ; il devint le traître à Saint-Germain-des-Prés, à la gauche installée, aux pétitionnaires de terrasse, au camp du bien, du beau, du vrai.
Qui donc était cet antimoderne éclairé, certifié fasciste par les crétins d’hier, autour desquels s’agglutineront volontiers ceux d’aujourd’hui ? Si l’écrivain se confronta durement à la gauche, ce fut essentiellement par réaction épidermique et raisonnée à l’empire absolu qu’elle exerçait sur l’ensemble des intellectuels. Le moindre désaccord avec la ligne officielle, communiste puis socialiste, entraînait sur-le-champ le déshonneur, le diagnostic accablant et l’accusation publique réitérée : complaisance avec les heures les plus sombres, fascistoïdite en phase aiguë, calomnies et nazi-soit-il ! Les choses sont-elles si différentes de nos jours ?
« Ces tartuffes de l’information toujours se drapent d’une toge morale pour sermonner la terre entière[1]. »
Dans les arènes de Lutèce, il n’affrontait pas les taureaux de Victorino Martín[2], mais les vaches sacrées d’une partie de la classe dominante française, dont leur quotidien préféré Le Monde. Avec Lettres ouvertes à tout Le Monde, l’attaque fut frontale, rude : « Qui êtes-vous, gens du Monde ? Mais voyons, d’incurables bourgeois du xixe ! Vos traits le disent, votre voix, votre ton, vos noms, vos haleines tièdes encore de la vieille charité que vous insufflèrent vos familles. Et cette narine si experte à flairer le péché et le diable, comme je reconnais ses frémissements avides lorsque vous la promenez sur le monde comme il va pour y flairer, ici ou là, l’odeur de soufre de la droite, de la réaction, de l’ordre, de tout ce qui ne répand pas, en somme, les édéniques parfums de la gauche selon votre vaillante troupe de fanatiques boy-scouts oublieux des strophes de “Maréchal, nous voilà !” et la gorge pleine de cantiques écrits par quelque Neruda ou abbé Aragon. »
C’était hier, mais aujourd’hui ?
Maréchal, te voilà !
Sonia Devillers, à France Inter, a provoqué l’hilarité générale des Français en accusant Marion Maréchal de vouloir réhabiliter l’idéologie d’un funeste… maréchal (l’homonymie lui avait soufflé cet audacieux parallèle). Mme Maréchal eut la réplique cinglante, qui mit les rieurs (du plus large éventail électoral) de son côté et désorienta l’infortunée boussole du peuple (de gauche ?). Au reste, Mme Devillers est-elle de gauche ? En tout cas, elle fut maladroite.
Jean Cau est désormais à la disposition de tous ceux qui refusent les récentes (les futures) tyrannies : frondeurs aimables, insoumis vrais, factieux plaisants, bref la joyeuse cohorte des empêcheurs de woker en rond.
Ils suivront ses aventures, car il avait le pessimisme batailleur : la plume-banderille à la main, dos à la palissade, il affrontait la forme hostile toujours recommencée du conformisme. Il contra l’opinion majoritaire, impatiente d’embrocher l’outrecuidant toréador qui la tourmentait et se dérobait toujours à ses assauts.
De qui se woke-t-on ?
Peut-on imaginer ses commentaires, après le spectacle « son et lumière » qui a lancé la quinzaine olympique, son sourire d’ironie devant ce défilé d’images (souvent belles, d’ailleurs), devant ce « woke in progress », conçu par un talentueux metteur en scène, assisté d’un historien officiel d’État (ou municipal) ? Libre à eux de vomir l’Église, mais pourquoi nier l’intention anticatholique dans la représentation caricaturale de la Cène, l’étalage de chairs capricieuses, encombrantes, en lieu et place du Christ et de ses disciples à la table de leur dernier repas ? Voulurent-ils chanter les louanges de la République en montrant une reine qui paraissait consentir à son martyre par l’offrande enjouée de sa décapitation ?
Daphné Bürki, chargée des costumes, déclara que la chanson de John Lennon, Imagine, était « antimilitariste, anticapitaliste, engagée ». Bernard Arnault, patron de LVMH, l’un des principaux financiers de la fête, Coca-Cola, les militaires, les policiers mobilisés jour et nuit ont beaucoup ri de cette « rebelle attitude »…
Déclin du christianisme ? Perte des repères ? Panurgisme ? Jean Cau annonçait tout cela dans L’Agonie de la vieille (La Table ronde, 1970) : « Le judéo-christianisme est à bout de souffle et de course qui, depuis 2 000 ans, a fondé l’ordre, n’importe lequel et fût-ce sous d’étranges avatars. (Le messianisme marxiste fut l’un d’eux.) Mais cette annonce est si grave que nul n’ose la formuler catégoriquement. »
Faut-il préciser que la vieille femme agonisante, veillée par Jean Cau, c’était notre démocratie ?
Ludovic Marino et Louis Michaud, Jean Cau, l’indocile, Gallimard, 2024.
[1] Jean Cau, Lettres ouvertes à tout Le Monde, Albin Michel, 1976.
[2] Éleveur fameux de taureaux de combat établi à Gerena, dans la province de Séville. Jean Cau fut un aficionado passionné.