Philippe Faure-Brac est un sommelier de génie et son Bistrot du Sommelier est une institution parisienne depuis quarante ans. L’homme est aussi un pionnier: il a été le premier à proposer des menus-dégustation « autour du vin » pour promouvoir les grands crus et à sillonner les vignobles pour y dénicher des pépites inconnues.
Après deux mois d’exil sur l’île de Ré, j’ai hâte de retrouver « mon » Paris, celui des bistrots, des petits commerces et des marchés en plein air. Dès mon retour, j’irai ainsi déjeuner au Bistrot du Sommelier, boulevard Haussmann, en face duquel vivait Marcel Proust il y a un siècle. Cette institution parisienne a été créée il y a quarante ans par Philippe Faure-Brac, un sommelier de 24 ans né à Marseille. Sacré meilleur sommelier du monde à Rio en 1992, Philippe est un grand monsieur du vin unanimement respecté et qui, en plus, ne joue pas « perso », mais aide et encourage les futurs jeunes sommeliers.
À l’époque, les grands crus n’intéressaient pas grand monde, on buvait du « pinard » en carafe, surtout du rouge, et l’image du sommelier était vieillotte. En créant son bistrot, Philippe Faure-Brac a voulu rendre le monde du vin plus accessible et stimulant. Il était un pionnier : « Rendez-vous compte, je servais le soir de la Romanée-Conti au verre, à 50 francs le verre ! Avec mon chef Laurent Petit (futur trois étoiles Michelin à Annecy), nous avons été les premiers à proposer des menus dégustation autour du vin, c’était vraiment nouveau à l’époque. »
En ce temps-là, les sommeliers parisiens n’allaient pas dans le vignoble mais se contentaient de bien gérer leurs caves. « Pour moi, aller à la rencontre des vignerons a toujours été une source d’inspiration. On ne buvait que du Bordeaux, du Bourgogne et un peu de Champagne… »
Aujourd’hui, un sommelier digne de ce nom se doit de faire le tour du monde et de tout connaître. Son cerveau a mémorisé des milliers d’informations aussi bien théoriques que sensorielles.
Ces connaissances, Philippe Faure-Brac les a, plus que tout autre, mais c’est avant tout un homme qui sait faire du vin un objet de partage et d’union, loin des modes et des querelles de chapelles. Je vous recommande ainsi d’aller chez lui le vendredi soir : à la fin du dîner, vous le verrez entonner a capella Brel, Bécaud, Nougaro et Lama, face à des clients ahuris et enchantés.
On va aussi au Bistrot du Sommelier pour découvrir les pépites qu’il sait chiner, comme ce somptueux Pouilly-Fumé de la vigneronne Marielle Michot, un vin exceptionnel, salin et tranchant, élevé « à l’ancienne » dans des fûts de chêne de 500 litres, qu’il propose par exemple pour déguster un lieu jaune juteux parfumé à la citronnelle et accompagné d’un risotto de courgettes aux gambas.
Charles Aznavour venait souvent le voir. « Un jour, dans ma cave, il me dit : “De toute façon, il n’y a pas meilleur que Château Pétrus” (il ne buvait que ça). Je lui dis : “Monsieur Charles, vous pourriez boire autre chose”, et je lui sers un verre à l’aveugle. Il le hume, le goûte, prend la bouteille et regarde l’étiquette, c’était une Côte Rôtie de Guigal cuvée “La Turque”… En voyant ce mot, il me foudroie du regard, quelle gaffe je venais de faire, lui, l’Arménien d’origine, je ne savais plus où me mettre ! Aznavour part dans un coin, prend le temps de goûter, puis il revient vers moi, l’œil brillant : “C’est tellement bon qu’on peut oublier l’Histoire !” »
Malgré sa célébrité, Philippe Faure-Brac continue de servir lui-même les vins et les plats, toujours au taquet… il est là, présent en salle, comme l’étaient ses parents et ses grands-parents restaurateurs à Briançon. Il a gardé intact en lui l’amour de ce métier si dénigré.
Dans les années 1980, les œnologues étaient tout-puissants, on croyait que l’on pouvait faire de grands vins en cave grâce à la technologie, mais on a très vite pris conscience que c’était une illusion : « Le grand vin résulte d’une somme de détails : le soin apporté à l’environnement, à la vie des sols, au végétal, à la cueillette manuelle, au tri des raisins… On a compris que les grands vignerons étaient des paysans, des gens de la terre qui savent observer la nature. »
Je m’ouvre à lui sur ces jeunes sommeliers qui ont si souvent tenté de me fourguer du jus de raisin fermenté en guise de vin. « En effet, les vins d’aujourd’hui sont faits pour être bus jeunes. 90 % des vins produits sont consommés dans l’année. La vérité est que les grands vins ont besoin de temps pour se complexifier, pour digérer ce qu’ils ont reçu de leur terroir, l’ivresse qu’ils procurent au bout de quinze ans est extraordinaire. Je pense par exemple aux vins de Jean-Louis Chave, sur l’appellation Hermitage, dans la vallée du Rhône. »
Et la rivalité Bordeaux-Bourgogne ? « La Bourgogne triomphe depuis 2005. Elle a su affirmer une vision. Les Bordelais, eux, ont un problème : c’est le négoce chargé de distribuer leurs vins, ils se sont coupés du goût des consommateurs. En Bourgogne, le vigneron vous accueille alors qu’il est sur son tracteur… Clairement, à Bordeaux, la qualité technique est au rendez-vous, mais il faut aller au-delà, il faut retrouver de l’émotion, être plus à l’écoute du terroir, préférer l’infusion à l’extraction, donner une touche humaine. J’aime bien les vins du Domaine de l’A de Christine et Stéphane Derenoncourt en Côtes de Castillon. J’aime aussi les Pomerol de Jean-Marie Bouldy à Pomerol. »
Au Bistrot du Sommelier, les plats sont superbes, à l’image du poulpe confit au safran ou du veau taillé dans le quasi nappé d’un jus à la truffe… Une vraie leçon de gastronomie car, selon Faure-Brac, les chefs amoureux du vin sont devenus très rares : « Autrefois il y avait Alain Senderens, un génie des accords avec qui j’ai beaucoup travaillé. Très peu de cuisiniers ont encore cette sensibilité. »
Alors autant en profiter. Les grands vins sont essentiellement mystérieux et laissent un intarissable souvenir.
Le Bistrot du Sommelier
97, bd Haussmann, 75008 Paris
Menu à 41 euros. Dégustation de deux vins surprises : 18 euros.
www.bistrotdusommelier.eu