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Nicolas Baverez: «Plus personne ne nous fait ni crédit ni confiance»

Grand entretien avec Nicolas Baverez, propos recueillis par Jean-Baptiste Roques


Nicolas Baverez: «Plus personne ne nous fait ni crédit ni confiance»
Nicolas Baverez © Hannah Assouline

Le diagnostic de l’essayiste est accablant : la France a raté le train de la mondialisation économique, la croissance est à plat, les faillites explosent, et l’État est incapable d’assurer aux Français les services de base de leur vie quotidienne. Pour autant, le pays a suffisamment d’atouts pour sortir de la spirale du déclin.


Voilà au moins trente ans que Nicolas Baverez sonne l’alarme. Qu’il dissèque « l’impuissance publique » (du nom de son premier livre, publié en 1994 avec Denis Olivennes), qu’il déplore « la France qui tombe » (2003), qu’il chronique « le déni français » (2017). À se demander parfois si la noirceur n’est pas son fonds de commerce… Sauf que les faits lui donnent obstinément raison. Aujourd’hui, le pays est à plat, les indicateurs économiques sont au plus bas et la comédie politique tourne à la farce. Pourtant, Baverez pense que nous ne sommes pas fichus. Si, si ! Et il ne dit pas cela par politesse, ni par amour des compositions en deux parties. Pour lui, notre pays, qui a raté dès les années 1980 le train de la mondialisation économique, pourrait bien, à la faveur du nouveau cycle qui s’ouvre, plus multipolaire et géopolitique, renouer avec le dynamisme, l’ambition et même l’innovation. Et si nous étions sortis de l’Histoire tout simplement parce que nous attendions qu’elle redevienne passionnante ?


Causeur. Notre pays est-il à bout de souffle ?

Nicolas Baverez. La France se trouve dans une situation paradoxale. Les JO de Paris 2024 ont été une réussite remarquable, qui a montré le meilleur de notre pays et souligné qu’il est capable de rivaliser avec les meilleurs quand il se rassemble et se mobilise. Mais, simultanément, l’interminable spirale de déclin dans laquelle il s’est enfermé depuis plus de quatre décennies s’emballe. La situation est aujourd’hui critique. La croissance est atone et les faillites explosent. Le chômage remonte. Le carcan du double déficit des comptes publics et de la balance commerciale se resserre. Du fait de la paupérisation de la population – le revenu annuel d’un Français est désormais inférieur de 15 % à celui d’un Allemand – et de l’éclatement de la classe moyenne, la France accumule les mouvements sociaux insurrectionnels : gilets jaunes, manifestations contre les retraites, émeutes urbaines consécutives à la mort du jeune Nahel, jacquerie des agriculteurs, guerre civile de Nouvelle-Calédonie (qui se poursuit dans l’indifférence générale). Quatre changements majeurs sont intervenus qui font que notre pays, nonobstant la fête olympique, approche d’un point de rupture. L’accélération de la crise financière avec une dette de 3,15 milliards d’euros qui est sortie de tout contrôle. Le blocage des institutions qui découle de la dissolution insensée décidée par Emmanuel Macron. La paralysie de l’État, notamment dans ses fonctions régaliennes, illustrée par la plongée de la Nouvelle-Calédonie dans un chaos qui interdit toute reconstruction. Enfin, le changement du regard que le monde porte sur la France. Les images sublimes des JO n’ont qu’un temps. Elles ne peuvent occulter la défiance croissante des marchés financiers, de nos partenaires européens et de nos alliés. Plus personne ne nous fait ni crédit ni confiance.

Le cas de la Nouvelle-Calédonie est toutefois difficile à transposer à la métropole…

Oui bien sûr, la Nouvelle-Calédonie n’est pas la France. Mais la logique de la guerre civile n’est pas le monopole du Caillou. Voyez l’anarchie qui règne à Mayotte. Voyez surtout la montée du niveau et de l’intensité de la violence dans la société, illustrée par la forte hausse de la délinquance et des agressions contre les personnes, mais surtout par la multiplication des attentats et des actes antisémites, avec pour dernière illustration la tentative d’incendie de la synagogue de La Grande-Motte. L’État, qui absorbe 58 % du PIB, a répondu aux défis de la sécurité et des transports durant les Jeux olympiques. Mais il se montre incapable d’assurer aux Français dans leur vie quotidienne les services de base : éducation, santé, transports, logement, police, justice. L’impasse politique actuelle ne va pas contribuer à améliorer la situation, au moment où le gouvernement de Gabriel Attal vient de battre le record de durée d’un gouvernement démissionnaire depuis 1945. Un comble pour la Ve République qui a été conçue par le général de Gaulle pour assurer en toute circonstance la liberté d’action du pouvoir exécutif et restaurer le pouvoir de l’État. La corruption de nos institutions par celui qui est censé être leur garant est illustrée par l’usage irresponsable de la dissolution : elle est devenue le détonateur d’une crise politique qu’elle a été prévue pour désarmer. Il est grand temps de cesser de déconstruire nos institutions et l’État.

Emmanuel Macron remercie les professionnels mobilisés pour des Jeux olympiques de Paris lors d’une cérémonie dans le jardin de l’Élysée, 12 août 2024. Eric Tschaen/SIPA

Emmanuel Macron n’a-t-il pas cependant pris certaines bonnes mesures, notamment en matière de travail ?

Emmanuel Macron a incontestablement réalisé des réformes utiles en direction des entreprises : la flexibilité du marché du travail ; la stabilisation de la fiscalité sur le capital ; l’investissement en direction des start-up ; l’amélioration de l’attractivité de notre pays – avant la dissolution. Mais il a échoué dans la modernisation du modèle économique et social, qui constituait le cœur du mandat que lui ont confié les Français en 2017. Il a même fait pire. Il a poussé à ses limites, jusqu’à le faire exploser, le mode de croissance à crédit (devenue dans les faits une décroissance à crédit), en accumulant 1 000 milliards d’euros de dettes supplémentaires, qu’il a dilapidés en subventionnant la consommation au lieu d’investir. L’absence de toute stratégie de long terme indissociable du « en même temps » a mis le pays à l’arrêt. La concentration extrême du pouvoir, la destruction du système politique et le mépris envers les citoyens ont ouvert un vaste espace aux extrémistes qui sont désormais majoritaires. Enfin, sur le plan stratégique, la France s’est fourvoyée en manquant le tournant de la grande confrontation lancée par les empires autoritaires aux démocraties, tout en offrant ensuite à l’Ukraine, à la Grèce ou à la Moldavie des garanties de sécurité qu’elle ne peut honorer faute d’avoir réarmé.

La France continue pourtant d’attirer les capitaux étrangers, n’est-ce pas ?

Malgré un niveau très élevé de normes et de taxes, qui représentent un véritable handicap pour l’économie, notre pays a vu ces dernières années affluer les investisseurs étrangers, séduits par la partie de sa main-d’œuvre hautement qualifiée, sa situation géographique exceptionnelle, la qualité de ses infrastructures. À quoi se sont ajoutés deux autres points forts qui sont à mettre au crédit d’Emmanuel Macron : d’une part, l’ambition affichée de relancer l’industrie, à travers une politique de l’offre ; d’autre part, une relative stabilité normative et fiscale. La dissolution a remis en cause ces deux acquis et débouche sur une fuite des investissements et des entreprises, des talents et des capitaux. Déjà, la City, forte du renouveau d’une social-démocratie responsable avec l’arrivée au pouvoir de Keir Starmer, est repassée devant la place de Paris. Les programmes du Nouveau Front populaire et du Rassemblement national, qui dominent l’Assemblée, ont en commun la relance de la consommation par la dépense et la dette publiques, ainsi qu’une hausse de la fiscalité la plus élevée du monde développé. Soit très exactement les conditions qui maximisent le risque d’une crise financière comparable à celle subie par le Royaume-Uni en 2022, en raison du projet de budget insensé de Liz Truss. Désormais, qu’on le veuille ou non, les marchés ont placé la France sous surveillance. Et, à la fin, ce sont toujours eux qui gagnent.

Que faudrait-il faire ?

Mobiliser les Français autour d’un nouveau modèle national, nouant un pacte et répartissant les efforts entre l’État, les entreprises et les citoyens. En s’inspirant des pays développés qui se sont adaptés à la nouvelle donne du XXIe siècle. L’Europe du Nord notamment s’est profondément remise en question pour allier compétitivité et solidarité, innovation et intégration, transition écologique et réarmement. Ce qui prouve bien que l’on nous trompe quand on prétend qu’il faut choisir entre la décroissance ou la catastrophe climatique, les services publics ou le marché, la protection sociale ou l’investissement productif.

Mais nos concitoyens en ont-ils encore l’envie ?

Raymond Aron exposait les termes du même dilemme en juin 1939 quand il affirmait : « Je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. » Pour ma part, je conserve l’espoir que le redressement de la France est possible. Notre pays dispose de formidables atouts. Surtout, les Français sont humiliés par le déclassement de la France et n’ont pas encore renoncé à la relever. Ils l’ont montré lors des élections législatives de 2024, en s’opposant in extremis à l’arrivée au gouvernement de l’extrême droite – au prix certes de l’ingouvernabilité du pays. Ils ont aussi prouvé lors des JO qu’ils étaient capables de s’unir, de s’enthousiasmer, d’incarner l’actualité des valeurs de la République, de figurer parmi les peuples le plus performants, innovants et ouverts de la planète.

Ce succès ne s’explique-t-il pas aussi par les allègements de contraintes administratives dont ont bénéficié les organisateurs, qui ont pour ainsi dire été exemptés du droit commun ? Le système D à la française ne devrait-il pas être réhabilité ?

Sans doute. Mais le succès a surtout été construit sur le travail dans le temps long et l’alignement des parties prenantes au service d’un objectif commun. Il a rappelé que le fonctionnement efficace de l’État régalien reste la condition première du bien-être des citoyens, de la prospérité des entreprises et de la continuité de la vie nationale. Pendant quinze jours, Paris, par une sorte de miracle, est redevenue une ville agréable, joyeuse, paisible, sûre et presque propre. Il ne faut pas laisser perdre cet héritage. Mais c’est avant tout une question de volonté politique.

La volonté politique ne s’est-elle pas enfuie sitôt la flamme olympique éteinte ?

Peut-être pas. Nous entrons dans une nouvelle ère qui peut nous offrir une chance de remettre la France debout. Tout dépendra des Français.

Comment cela ?

Quand on prend du recul, on constate que notre pays est passé à côté du cycle de la mondialisation. Cela a commencé en 1981, avec la calamiteuse relance dans un seul pays voulue par François Mitterrand, qui mit la France aux portes du FMI en 1983. Puis nous avons ignoré la réunification de l’Europe et de l’Allemagne, refusé les efforts qu’impliquait le passage à l’euro, sous-estimé les conséquences de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, manqué la révolution numérique, puis entrepris la transition climatique par le seul angle des taxes et des normes, laissant la production et l’innovation à la Chine et aux États-Unis. Or ce moment de la mondialisation vient de se refermer définitivement. Ébranlé par le krach de 2008, fissuré par la pandémie de Covid, il s’est clos le 24 février 2022, date de l’entrée des troupes russes en Ukraine. Ce jour-là, nous avons changé de monde. Désormais, la géopolitique prime sur l’économie, l’État sur le marché, la souveraineté sur le libre-échange, la sécurité sur l’optimisation de la chaîne de valeur. Dans ce nouveau contexte, les Français, dont la conscience nationale a, au cours des siècles, été façonnée par l’État, et qui sont jaloux de leur indépendance, ont de sérieux atouts à faire valoir. Mais ils ne doivent pas laisser perdre cette ultime occasion qui se présente à eux.

Qu’est-ce qui pourrait les en empêcher ?

L’enfermement dans le malthusianisme, le défaitisme et l’institutionnalisation des mensonges qui ont ruiné notre pays au cours des dernières décennies. Acceptons de faire la vérité sur nos problèmes et rassemblons-nous pour les traiter. Nous disposons de nombreux atouts pour relever la France. Il ne nous manque que l’essentiel : la volonté, le courage et l’espoir. À nous de renouer avec eux et de les faire vivre !

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Septembre 2024 - Causeur #126

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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