Instrumentalisées ou non, les émeutes anti-immigration qui ont éclaté en Angleterre cet été ont révélé la détresse économique et sociale d’une classe populaire blanche « invisibilisée » par les élus et les médias. Dans cette société ethniquement cloisonnée, seules les minorités ont le droit de revendiquer leur identité.
Le 29 juillet à Southport, au nord de Liverpool, un inconnu de 17 ans a fait irruption dans des locaux où se tenait un cours de danse pour petites filles. Armé d’un couteau, il en a tué trois, âgées de 6, 7 et 9 ans, et blessé huit autres ainsi que deux adultes, avant d’être maîtrisé par la police. Le lendemain soir a commencé une série d’émeutes qui, pendant huit jours, ont secoué 22 villes en Angleterre et Irlande du Nord, laissant un bilan de 130 policiers blessés, plus de mille arrestations, et pour 300 millions d’euros de dommages. Quatre hôtels hébergeant des migrants ont été attaqués.
La causalité, selon le philosophe écossais David Hume, est le ciment de l’univers. Ce ciment semble plutôt mou quand il s’agit d’expliquer les causes exactes de ces émeutes. D’après le récit officiel du gouvernement et des principaux médias, tout serait parti de fausses rumeurs concernant l’identité de l’auteur du crime, propagées sur les réseaux sociaux par des internautes islamophobes, voire russes. Ces rumeurs ont fourni un prétexte à des groupes d’extrême droite pour descendre dans la rue afin de terroriser musulmans et migrants et en découdre avec la police. Cette demi-vérité tire un voile commode sur les causes sous-jacentes d’une colère populaire réelle et largement partagée, que des voyous ultranationalistes ont pu accaparer. Les commentateurs français ont proposé une autre explication : les Britanniques auraient choisi pour gérer l’immigration un « modèle » dont le nom serait « multiculturalisme » et qui serait « un échec ». Cette interprétation, malgré les assertions erronées qui l’accompagnent souvent sur le rôle de la charia outre-Manche[1], contient, elle aussi, sa part de vérité, mais reste trop abstraite pour nous permettre de comprendre ce qui s’est passé.
Le multicommunautarisme
Le point de départ est moins un modèle qu’une immigration bien différente de celle qu’a connue la France, qui est dominée par des immigrés musulmans d’origine nord-africaine. L’immigration britannique vient principalement du sous-continent indien et comprend non seulement des musulmans, mais des hindous et des sikhs. Comme en France, il y a aussi une immigration de l’Afrique subsaharienne et une autre des Caraïbes. En arrivant sur le territoire anglais, ces groupes, qui ont des identités et des religions bien distinctes, ont eu tendance à s’établir chacun dans des quartiers précis, non pas parce que l’État les y avait installés, mais parce que la tendance des nouveaux arrivants est de rejoindre des compatriotes qui peuvent les accueillir et les guider dans le nouveau pays. En outre, les quartiers voisins sont souvent occupés par les autres groupes ayant des us et coutumes différents. C’est ainsi que des réseaux claniques, notamment le système « biraderi » qui est très fortement ancré au Pakistan, en sont venus à régir la vie des immigrés dans certaines de ces communautés. La dépendance à ces structures est parfois si grande que les liens claniques sont même resserrés par l’installation à l’étranger. Le résultat, dans certaines villes anglaises, est une mosaïque communautaire, même si ces communautés ne sont pas complètement étanches et que beaucoup de personnes issues de l’immigration n’y résident pas ou plus.
La présence des immigrés n’a pas été accueillie avec équanimité par la population autochtone et les émeutes récentes n’ont rien de nouveau. Entre 1958 et 2011, on peut compter au moins une douzaine d’émeutes violentes qui ont jalonné la montée progressive de l’immigration. En outre, des tensions interethniques bouillonnent sous la surface et peuvent exploser. Pendant quelques semaines en 2022, la ville de Leicester a vu des batailles entre hindous et musulmans, inspirées par l’animosité indo-pakistanaise, mais déclenchées par de fausses rumeurs numériques. À Birmingham en 2005, des violences provoquant deux morts ont éclaté entre Noirs et Pakistanais. Le prétexte était encore une fausse rumeur, mais la cause essentielle était la meilleure réussite économique des « Asiatiques » (« Asian » est le terme en anglais pour les immigrés indiens et pakistanais). Ce même conflit s’est invité dans les émeutes de 2011 qui ont fait cinq morts : une violente protestation antipolice de jeunes Noirs s’est transformée en une orgie de pillages dont beaucoup de commerces asiatiques ont fait les frais. Ces tensions interethniques ont été exacerbées par les municipalités qui, allouant des fonds pour des infrastructures, ont involontairement mis les différents groupes en concurrence[2]. Enfin, l’absence d’une laïcité à la française offre aux différentes identités religieuses de la visibilité dans l’espace public.
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C’est ainsi que, depuis les années 1950, des tensions inhérentes à la situation outre-Manche perdurent. Plutôt qu’un succès relatif suivi d’un échec, l’histoire de l’immigration est un tiraillement permanent entre intégration et désagrégation. La tolérance a produit des cas d’intégration réussie, notamment au niveau du gouvernement, mais la peur d’être accusé de racisme a encouragé un laisser-faire excessif dans certaines villes. Ce qui a empiré la situation, c’est la montée de l’idéologie identitaire de gauche qui conforte les communautés cherchant à affirmer leur singularité. Pendant longtemps, les Blancs croyaient pouvoir se dispenser d’une « identité » : ils étaient la majorité, ils incarnaient la norme. Seules les minorités avaient besoin d’une identité. Aujourd’hui, les classes populaires blanches souffrent de cette absence et quand elles veulent affirmer une identité, elles sont qualifiées de « racistes ». Ce qu’elles cherchent, au fond, c’est une reconnaissance qui leur est systématiquement refusée.
À couteaux tirés
Le symptôme le plus évident de ce refus est le déni. Élus et journalistes nient les problèmes de l’immigration et dénient aux Blancs désavantagés jusqu’à la capacité de juger des choses pour eux-mêmes. À Southport, les signes d’une authentique colère populaire ont précédé les violences. Dans la journée du 30 juillet, lors d’une visite de soutien à la ville, le Premier ministre, Keir Starmer, a été accueilli par des huées : « Combien d’autres [victimes] ? », « Nos enfants sont morts et vous vous en allez déjà ? » Son gouvernement, sans doute pour calmer des spéculations sur la possible nature terroriste de la tuerie, a choisi de la situer dans le contexte de l’épidémie actuelle de criminalité à l’arme blanche. Ce faisant, il a contribué à jeter de l’huile sur le feu. En effet, les attaques à l’arme blanche touchent surtout de petites frappes impliquées dans le trafic de drogue. La tuerie de Southport est de nature très différente et se rapproche beaucoup plus du modèle djihadiste : on poignarde un individu ciblé dans la rue ou on tue le plus de personnes possible avant d’être neutralisé. La Grande-Bretagne en a connu plusieurs dans son histoire récente : assassinat et tentative de décapitation d’un soldat en 2013 ; attentats de Westminster et du pont de Londres en 2017, faisant un total de 13 morts ; en 2019, cinq personnes poignardées par un terroriste dont deux mortellement ; l’année suivante, deux victimes poignardées par un autre.
Ce mode opératoire a clairement inspiré d’autres tueurs souffrant plutôt de problèmes mentaux. L’année dernière, à Nottingham, un immigré a poignardé deux étudiants et un homme plus âgé. En juillet cette année, un homme noir a tenté de poignarder un soldat dans la rue pour un motif inconnu. Ces exemples ont poussé le public – et Nigel Farage, le leader de Reform UK – à poser des questions sur la motivation du tueur de Southport ou le modèle qu’il a suivi. La police a annoncé rapidement que ce n’était pas un terroriste, mais la tentative des travaillistes de noyer le poisson islamiste n’a pas berné le public. Une interrogation reste entière : pourquoi l’assassin, d’ascendance rwandaise, a-t-il ciblé un cours de danse fréquenté par des petites filles blanches fans de Taylor Swift ? Quand un député conservateur a été assassiné en 2021 par un djihadiste, les autorités et les médias ont d’abord évoqué les éventuels problèmes psychiatriques du tueur, avant de reconnaître le caractère terroriste du meurtre, pour finalement resituer le crime dans le contexte général de la haine en ligne dirigée contre les élus. Aujourd’hui, les citoyens sont las d’être pris pour des imbéciles.
L’impression de déni est renforcée par deux autres éléments. D’abord, les « Asian grooming gangs », ces réseaux d’hommes, majoritairement d’ascendance pakistanaise, qui pratiquent l’exploitation sexuelle de mineures, majoritairement blanches, soumises à des viols collectifs et à des tortures physiques et mentales. La ville de Rotherham, qui a connu des émeutes très violentes après Southport, est aussi celle où, de la fin des années 1980 à 2013, une bande de violeurs a pu opérer en toute impunité, faisant probablement plus de 2 000 victimes. La peur d’être traitées de racistes a paralysé les autorités municipales tandis que la police n’a pas pris l’affaire au sérieux par mépris sexiste envers des filles des classes inférieures. Les procès des coupables sont encore en cours. Mais c’est seulement après la création par le gouvernement d’un groupe de travail spécialisé, en 2023, qu’on a découvert l’ampleur du phénomène. Pourtant, la volonté de le minimiser reste très forte chez certains chercheurs, fonctionnaires, élus et journalistes de gauche. Ensuite, l’action policière durant les émeutes a montré qu’en matière de maintien de l’ordre, il y avait deux poids, deux mesures. En anglais, on dit « two-tier policing » (« à deux niveaux »), ce qui a permis la création d’un surnom qui rime pour Starmer ; « two-tier Keir ». Ainsi, la police semble beaucoup plus indulgente avec les manifestations de minorités (pro-BLM, propalestiniennes…) qu’avec celles qui impliquent majoritairement des Blancs (anticonfinement, anti-immigration…). Bien que justifiée dans une grande mesure, la réponse vigoureuse des autorités cet été ne pourra que renforcer le sentiment d’aliénation qui prévaut dans nombre de quartiers populaires blancs.
Nous voilà bien logés !
Malgré le déni à gauche, de nombreux sondages montrent que pour les Britanniques, l’immigration est la question prioritaire. Le Brexit devait, disait-on, régler ce problème. Or, s’il a arrêté les flux de travailleurs venant de l’UE, ces derniers ont été remplacés, non par des autochtones, mais par une main-d’œuvre importée de pays non européens. Boris Johnson a été élu sur la promesse de réduire considérablement l’immigration d’ouvriers peu ou non qualifiés, aptes à concurrencer les travailleurs britanniques, et de privilégier l’immigration d’ingénieurs ou de chercheurs, capables de contribuer au bien commun. Cette promesse n’a pas été tenue. 83 % de la main-d’œuvre importée continue à être non ou peu qualifiée. La pandémie a renforcé le besoin de salariés sans diplômes (et moins chers que les citoyens britanniques) dans le secteur hospitalier et celui des soins à la personne. Il est clair que les ouvriers britanniques sont défavorisés : 9 % de la force de travail était née à l’étranger en 2004 ; aujourd’hui, le chiffre est monté à 21 %.
On a beaucoup parlé de soldes migratoires record : 745 000 en 2022 et 685 000 en 2023. En réalité, il s’agit pour la vaste majorité de visas temporaires accordés à du personnel soignant non qualifié et aux étudiants, dont l’argent finance le système universitaire d’ailleurs très performant. Des mesures prises par le gouvernement conservateur ont déjà permis de baisser drastiquement (de 80 %) le nombre d’arrivées cette année. Mais le sentiment que les autorités font fi des classes ouvrières britanniques demeure. L’une des cibles principales des émeutes récentes ont été les hôtels où sont logés les migrants illégaux. Il y en a 400 aujourd’hui, tous situés dans des quartiers défavorisés, à un coût de 10 millions d’euros par jour pour le contribuable. Or, le Royaume-Uni souffre actuellement d’une crise du logement très sévère qui est l’une des causes principales de la défaite électorale des conservateurs. La colère dirigée contre les hôtels est inexcusable, mais compréhensible. À sa manière, c’est encore un appel au secours – comme le Brexit – des « déplorables », des « somewhere ». Par leur réponse sécuritaire et répressive, les travaillistes ont réussi à remettre le couvercle sur la cocotte-minute. Il leur faut maintenant convaincre cette population qu’ils ont compris les causes de sa détresse.
[1] « God Save the Charia ? », Causeur, janvier 2017.
[2] « Multiculturalisme britannique : Tea for Too Many », Causeur, janvier 2021.