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Abbé Pierre: peut-on juger un mort?

Les nouveaux témoignages à l'encontre de l'abbé Pierre écornent un peu plus son image et gênent l'Eglise et son association


Abbé Pierre: peut-on juger un mort?
L'Abbé en 1998 © MEIGNEUX/SIPA

Les révélations sur l’Abbé Pierre se poursuivent. Le regard libre d’Elisabeth Lévy.


Affaire Abbé Pierre. Peut-on juger un mort ? Désolée de vous décevoir, mais je préfère vous prévenir tout de suite : je n’ai pas de réponse claire à cette question. Je suis même embarrassée. D’abord, je précise que je n’ai aucune sympathie particulière pour l’Abbé Pierre depuis longtemps, un parce que je me méfie des communicants de la charité (que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche… etc), ensuite parce qu’il avait fermement défendu son ami négationniste Garaudy (et ça, il le revendiquait). Disons-le par euphémisme : l’abbé n’était pas un grand sympathisant des juifs. Bref, je n’ai jamais idolâtré l’Abbé Pierre. Par ailleurs, les témoignages que nous découvrons sur son comportement passé sont complétement accablants.

Révélations post-mortem

Il y a d’abord eu début juillet le rapport de l’entreprise de Caroline de Haas[1], avec sept femmes qui déclaraient avoir subi des agressions et des comportements inappropriés entre 1970 et 2005. Hier, la « cellule d’investigation » de Radio France apporte son nouveau lot de révélations sur une vingtaine de victimes[2] (il y est là notamment carrément question d’un viol pour une femme, et une autre affaire concerne une mineure). On apprend aussi qu’en mai 1955, un voyage de l’Abbé aux Etats-Unis et au Canada a été écourté dans des conditions assez rocambolesques pour cause de scandales sexuels. Il aurait plus tard été exfiltré dans une clinique psychiatrique en Suisse. Ses relations « ambigües » avec les femmes, comme disent ses anciens proches, étaient donc connues. Martin Hirsch, qui a lui-même dirigé la fondation Abbé Pierre, parlait d’un « secret d’Emmaüs ».  
Évidemment, ces nouvelles informations ont suscité une condamnation générale, et la course à l’échalote de la révélation reprend… Tout le monde veut faire valoir son témoignage. Quant à la Fondation Abbé Pierre-Emmaüs, elle décide de changer de nom. C’est compréhensible : c’est ce que ferait n’importe quelle marque prise dans ce type de tourmente.

Mais alors pourquoi sommes-nous un peu gênés ?

Premièrement, on a beau trouver ces histoires de l’Abbé tout à fait déplorables, comme toujours, observons que nous jugeons un homme d’hier et des comportements d’hier avec nos critères d’aujourd’hui. Dans les années 50, ces comportements n’étaient pas jugés de la même façon qu’aujourd’hui par la société. Hier, on voulait étouffer ces scandales, en particulier dans l’Église. Les langues se délient alors que la statue est déjà tombée.

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Ensuite, nous mélangeons agressions sexuelles présumées (voire un cas de viol présumé) et des liaisons. L’abbé Pierre était une star ; il attirait certaines femmes, certaines lui couraient après. Concernant ces fameuses « liaisons », c’est sûrement une transgression de la loi divine, mais cela ne veut pas dire qu’il a forcément agressé toutes les femmes concernées.
Devant la Justice, l’Abbé Pierre pourrait se défendre, et un juge lui demanderait de s’expliquer. Il pourrait expliquer comment il en est arrivé à ces comportements, donner sa version, parler de son enfance ou de ses pulsions, que sais-je. Mais dans un procès post-mortem, il n’y a pas de défense. Donc c’est un lynchage. Et tout le monde rivalise dans l’indignation sans risque, puisque plus on est sévère, plus on est vertueux.

Je t’écoute ≠ je te crois

Vous me direz qu’on porte aussi des jugements sur Napoléon ou Attila. Le temps a fait son œuvre. Peut-être, mais Henri Grouès, en revanche, n’est pas tout à fait un personnage historique encore.
Il faut donc écouter les victimes présumées, mais aussi avoir le courage de leur dire la vérité : elles n’obtiendront jamais justice. On ne condamne pas un mort.
Cette affaire doit également nous faire réfléchir. Cet homme était une icône, il figurait parmi les personnalités préférées des Français pendant des années. Cela devrait au moins nous inciter à être plus regardants sur les vendeurs de bons sentiments dont nous faisons des idoles. On peut être un symbole humanitaire et un sale type.


Cette chronique a été diffusée sur Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy, la directrice de Causeur, dans la matinale animée par Jean-Jacques Bourdin.


[1] https://www.emmaus-international.org/wp-content/uploads/2024/07/Rapport-denquete-IE-04072024_FR-1.pdf

[2] https://www.francetvinfo.fr/enquetes-franceinfo/enquete-quand-l-abbe-pierre-menacait-ceux-qui-denoncaient-ses-agissements_6770512.html



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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