David Gaillardon dresse le portrait de Marie-Blanche de Polignac (1897-1958), « la dernière égérie » du tout-Paris dans une biographie aux élans proustiens
Nous sommes à l’ère du factice. De l’échangeable. Du commun. Du collectivisme indifférencié. Du vulgaire endimanché. Alors, nous avons perdu le goût du rare, de l’aristocratique, d’une élite qui éblouissait par ses manières et ses talents, par sa morgue aussi.
Un personnage oublié
Cette haute-société de l’avènement de la bourgeoisie triomphante vivait encore sur les braises fumantes d’un ancien régime protocolaire. Ce tout-Paris n’était pas exempt de reproches, il était injuste et irritant, cadenassé et figé dans ses positions sociales, et cependant, en ce début du siècle naissant, il flirtait avec l’avant-garde artistique, flairait l’air du temps et inventait une forme de détachement souverain. Ces gens-là avaient créé leur propre partition et leur musique intérieure. Dans notre égalitarisme forcené, nous pourrions être choqués par tant de distance, d’évanescence, d’éloignement face aux contingences matérielles ; en fait, nous leur sommes reconnaissants, leur dissonance est captivante, leur élévation nous rend supportable la médiocrité du quotidien. L’historien et journaliste, David Gaillardon, a le sens des étiquettes et possède l’intelligence du récit. Il raconte avec fluidité et précision, il a la justesse du paysan berrichon qui creuse son sillon. Il est surtout irréprochable sur ses sources, et réussit à se tenir à bonne distance. Il ne se fait pas cannibaliser par son sujet, il n’est ni procureur, ni laudateur, il demeure dans une neutralité qui n’a rien d’ennuyeuse. Au contraire, par sa méthode et sa douce narration, il perce les mystères de cette Marie-Blanche, née Marguerite, fille unique de Jeanne Lanvin, et surnommée « Ririte ». Dans cette belle biographie sur un personnage oublié, Gaillardon se souvient de tout, de la musique, de la littérature, du théâtre français, des mondanités de l’époque, du jeu politique, des jalousies et des mariages plus ou moins épanouis.
Mère toxique
Pourquoi s’intéresser à cette Marie-Blanche de Polignac dont le visage lisse et un brin austère en couverture ne laisse poindre que peu d’informations sur son véritable caractère psychologique ? Parce qu’elle a été admirée par ses contemporains, aimée par une mère étouffante, convoitée par des hommes d’influence, chérie par le Tigre en personne, respectée dans son salon de la rue Barbet-de-Jouy et les salles de concert jusqu’aux Amériques. L’histoire de sa vie fascine car derrière ses traits réguliers, cet effacement de façade, ses pudeurs et ses terreurs enfantines, elle dégage une personnalité nettement plus affirmée, travailleuse acharnée grâce aux leçons de Nadia Boulanger et héritière entreprenante. Être la fille unique de la première papesse de la mode et des parfums (les premières pages sur l’ascension sociale de sa mère sont dignes d’une cavalcade à la Dumas mâtinée par une lutte des classes à la Zola) impliquait beaucoup de devoirs, essentiellement de représentation. Elle fut cette poupée habillée comme une princesse des parcs parisiens et des allées ombragées. Au milieu d’autres enfants qui eux possédaient les codes et l’entregent, cornaqués par des nurses, « Ririte » en VRP promouvait le catalogue maison avec sa maman que l’on qualifierait aujourd’hui de « toxique ». On apprend que Victor Hugo aida par le passé la famille Lanvin qui était dans l’impécuniosité permanente. Cette enfant fragile née d’une union chaotique entre une cheffe d’entreprise venue de nulle part et un faux comte italien est déjà en soi l’origine d’un récit épique. « Ririte » se croit laide, elle se révèlera magnétique pour ses petits camarades. Elle, si timide, si engoncée dans les robes féériques va se muer en une musicienne douée et une soprano de niveau international. Marguerite, après des atermoiements, finira par se marier avec René Jacquemaire-Clemenceau, le petit-fils préféré du tigre qui n’en finit pas de terminer ses longues études de médecine. Par son entremise, elle entrera dans les cercles les plus élevés de la République. Ils s’étaient connus trop jeunes pour s’aimer sincèrement, elle divorcera et épousera plus tard Jean de Polignac, ce « prince charmant » pour former un « couple heureux ».
« Ce qui frappe tous les proches du ménage Polignac, c’est que Jean et Marie-Blanche (elle a adopté ce nouveau prénom) s’aiment sincèrement. Dans un milieu où l’amour n’entre guère en ligne de compte quand il s’agit de se marier, l’essentiel étant de préserver, voire d’augmenter, un capital social et financier, le comte de Polignac a posé un choix original qui lui fait honneur » écrit l’auteur. Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage de grande qualité, c’est la concentration de talents. Marie-Blanche a fréquenté tout le bottin culturel de cette première moitié du XXème siècle : Cocteau, Francis Poulenc, Morand, Giraudoux, Bérard, Darius Milhaud, Jean Hugo, les Américains de la Lost Generation ou Jacques de Lacretelle. Et même Louise de Vilmorin, une « amie » quelque peu rancunière et peu amène. Il faut absolument plonger dans cette vie pour nous évader des carcans actuels.
Marie-Blanche de Polignac – La dernière égérie – David Gaillardon – Tallandier 496 pages.
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