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Un arrachement sans fin

En août, lis ce que te goûte


Un arrachement sans fin
DR.

Les vacances imposent-elles la vacance de l’esprit ? Autant profiter de ce répit estival pour moissonner les sillons de sa bibliothèque. Sous le soleil d’août, votre serviteur y a passé sa charrue. Lectures par les champs et par les grèves…


La Bessarabie, pour qui l’ignorerait, correspond à cette région aujourd’hui partagée entre la Moldavie et l’Ukraine, et qui fut cette vieille province roumaine qu’au siècle dernier se disputèrent les puissances ennemies. Cristian Mungiu, l’immense cinéaste roumain – cf. 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007), Baccalauréat (2016), R.M.N (2022) donne voix, dans un petit livre bouleversant, à sa grand-mère née et morte avec le XXème siècle, au croisement de la double tragédie nazie et communiste. Une vie roumaine, sous – titré Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, a la même force, la même âpreté sans phrases qu’on connaît au cinéma de Mungiu.

Récit à la première personne, narré sur la base des longues conversations que le cinéaste eut avec ses grands-parents – «  la guerre, l’exode, les destins brisés, leur jeunesse perdue et les difficultés rencontrées » – et sur les notes où, vers le milieu des années 90, il entreprend de recueillir les souvenirs de celle dont il dit comprendre à quel point « elle avait eu une vie vraiment triste », c’est le scénario implacable d’une réalité qui dépasse la fiction : une famille comme tant d’autres, prise en étau dans les mâchoires de l’Histoire, dévorée par ses enjeux et ses bouleversements. « Durant la Première Guerre, comme la Bessarabie était encore dans l’empire russe, Papa combattait pour eux », raconte Grand-mère, déroulant le fil de la tragédie. « Quand la révolution bolchevique a commencé (…) personne ne savait à quoi ressemblerait la nouvelle Russie »… Une enfance dans le quartier moldave de Cahul, une mère qui garde « son argent entre les draps, à côté des roubles de la Première Guerre »…

Plus tard, ses fiançailles avec Petre, en août 1938, une dot insuffisante pour prétendre se marier avec un officier de l’armée roumaine, l’arrivée des Russes à Cahul, l’arrestation du père de Tania, l’exil vers Chisinau (capitale de l’actuelle Moldavie)… « C’était juin 1941 et la Bessarabie venait d’être reprise aux Russes », poursuit Tania Ionascu. « Hristache, mon cousin, avait été engagé comme chauffeur. Du temps des Russes, il avait travaillé comme chauffeur. Maintenant, il conduisait les camions des Allemands (…). On lui avait ordonné de transporter en camion des Juifs dans une forêt pour les exécuter là-bas. Il avait fini par boucher le trou entre la cabine et le container pour ne plus les entendre le supplier et les laisser partir. À côté de lui, il y avait un Allemand qui le pointait de son arme en lui indiquant la route. Il conduisait et il pleurait ».

C’est le genre de passage qui, dans le livre, vous noue la gorge. Comme l’on sait, la Roumanie du maréchal Ion Antonescu s’engage aux côtés de l’Axe de 1940 à 1944. « Puis un jour, à la radio, j’ai entendu que la Roumanie avait changé de camp et que nous étions les alliés des Russes. Je n’y comprenais rien (…) Ce qui était incompréhensible surtout, au-delà des engagements politiques pris en haut lieu, c’était comment cela allait se passer concrètement, ce changement de camp ». L’officier royaliste Petre « se retrouva donc prisonnier avec toute sa compagnie  (…) tous ceux qui sortaient du rang étant sommairement abattus ». Les autres sont envoyés en Sibérie. Arrive l’après-guerre, avec son nouveau lot d’horreurs sans nom : « Nous avons abattu durant l’hiver tout le reste de notre forêt, et on a vendu tout l’or qui nous restait. C’est ainsi que les derniers objets qui me rattachaient à Cahul ont disparu ».  La collectivisation fait d’eux des koulaks, parias du nouveau régime. La mère de Tania passera huit années en Sibérie, avant de devenir « domestique au Kazakhstan ». Son père, lui, est « mort à Penzo, près de Moscou, peu de temps après la perte de la Bessarabie ».

Au terme du récit de ces atrocités, Mungiu, dans un post-scriptum d’une trentaine de pages,  reprend la parole : « Il s’appelait Petru, mais Grand-mère l’appelait Petre. Petru Ionascu. Elle, elle s’appelait Tatania, mais sa sœur et les adultes l’appelaient Tania ». Et de se retourner vers cette enfance qu’il a passé auprès de ses grands-parents, vers cette maison de Bessarabie, spoliée par le communisme. De ces déchirements témoignent aussi les photographies insérées dans ce volume, comme une ponctuation indélébile.

À lire : Une vie roumaine. Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, de Cristian Mungiu (traduit du roumain par Laure Hinckel. Préface de Thierry Frémaux). Marest, 2024 186 pages.

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