Comme la célèbre « remise à plat de la fiscalité », la réforme territoriale présentée par le gouvernement a tout l’air d’une improvisation couplée à des combines politiciennes – en témoigne, entre autres, le non-rattachement des Pays de la Loire à la Bretagne.
Pourtant, on ne manque pas, en amont, de réflexions approfondies et de propositions bien étayées. Pour reconfigurer le « millefeuilles », notre Président avait à sa disposition tout l’outillage nécessaire. Ceux qui croient que tout cela se réduit à des coloriages sur une carte de France se trompent : ce qui se joue, c’est une réforme des plus irréversibles, des plus durables et des plus déterminantes dans la vie quotidienne des Français.
Depuis les années 1960, la France disposait même d’une institution dédiée à cette réflexion : la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale). Intégrée récemment dans un commissariat à l’Égalité des territoires, elle n’a même pas été consultée sur le nouveau découpage régional, comme le signalait dans Le Monde le démographe Hervé Le Bras. L’eût-elle été qu’on aurait découvert qu’elle publie depuis des années des rapports tous plus intéressants les uns que les autres sur le territoire français, ses villes, ses régions, ses réseaux, ses campagnes, etc. Il n’y avait qu’à lire, faire la synthèse, et décider en connaissance de cause, pour le bien du pays plutôt que pour celui des camarades de parti.[access capability= »lire_inedits »]
À titre d’exemple, citons la très ambitieuse et non moins excellente démarche de prospective lancée en 2009, intitulée « Territoires 2040 ». Tout y est. Tout a été dit, y compris sur la France d’aujourd’hui. Au point qu’une très belle exposition itinérante de cartes et de posters a sillonné les routes de l’Hexagone et s’est affichée au cœur des villes, en place publique. À se demander même si ceux de nos lecteurs qui ont eu la chance de la visiter n’en savent pas plus sur leur pays que notre Président. Pour tous les autres, tout est en ligne : territoires2040.datar.gouv.fr.
Quoi qu’il en soit, quatre petits schémas-scénarios résument assez bien ce qu’il faudrait avoir en tête pour organiser le territoire national, et en particulier apprécier la place qu’y tiennent les régions, les villes, les métropoles, Paris, ou encore l’État.
Scénario 1 : l’« hyperpolisation ». Selon ce schéma, les métropoles et leurs territoires prennent le contrôle de l’espace ; le reste n’est que dépendances − campagnes − ou quantités négligeables et négligées. La France s’assume enfin comme ce qu’elle est : un monde fondamentalement urbain. Dotées de véritables gouvernements, ces métropoles supplantent les régions, et négocient directement avec l’Europe, quoique l’État reste un partenaire déterminant.
C’est actuellement le scénario à l’œuvre dans le développement et l’autonomisation de grandes agglomérations du pays, Lyon notamment.
Scénario 2 : la « régiopolisation ». Dans ce scénario, un État central affaibli et devenu « fédéral » cède le pas à des régions d’envergure européenne, transfrontalières ou dotées d’une façade maritime, largement autonomes politiquement et fiscalement. Il s’agit de véritables archipels urbains centrés sur une poignée de grandes villes : Paris, Lyon, Marseille, Strasbourg, Lille, Toulouse, Bordeaux, Rennes-Nantes, Nancy-Metz-Luxembourg. Et que le meilleur gagne !
Scénario 3 : la « postpolisation ». C’est la logique de la dispersion maximum, de la segmentation de la société en espaces homogènes − riches ou pauvres −, plutôt de petite taille, chacun étant une périphérie pour tous.
Le territoire de référence est le territoire local, dans une France qui renoue avec les féodalités d’Ancien Régime. Dans un pays de « villages urbains » fantasmés, les villes sont globalement affaiblies, bridées dans leurs initiatives par un État qui accompagne un mouvement de périurbanisation généralisée, et occupé du même coup à en soigner les effets délétères : ségrégation accrue entre centres et périphéries, relégation sociale et géographique dans les périphéries des périphéries.
Scénario 4 : la « dépolisation ». C’est une France Facebook, agrégat d’individus vivant chacun dans son monde, à la fois hyperlocal et mondialisé, en transit permanent, volontaire ou forcé − selon que vous serez puissant ou misérable… −, qui ne se croisent que dans des gares, c’est-à-dire ce qui reste des villes. Privé d’une assise sociale consistante et d’un monde commun, l’État devient obsolète, voire parasitaire le temps qu’il périclite. Ça commence par la suppression du défilé du 14-Juillet.
Chacun de ces scénarios est une sorte de futur possible, poussant à l’extrême une logique d’évolution à partir des phénomènes déjà en germe aujourd’hui. La réforme territoriale proposée par le gouvernement semble privilégier le scénario « régiopolitain » (n°2), tout en proposant un découpage régional qui ne reprend pas l’optimum énoncé par la Datar, ni quant au nombre de régions − 14 régions au lieu de 9 −, ni quant à leurs contours − réunir Chartres et Tulle dans une même région n’a aucun sens au plan géographique. Ce faisant, ne voulant pas regarder le pays en face ni comprendre que le vote FN est l’un des symptômes de la montée en puissance du « chacun pour soi » qui correspond au scénario n°3, Hollande passe à côté de ce qui se joue actuellement en France. On croit privilégier la logique régionale : en réalité, on ne fait que reproduire le modèle étatique centralisé à l’échelle régionale. Avec de bonnes chances que les mêmes causes produisent les mêmes effets.[/access]
*Photo : WITT/SIPA. 00589048_000002.
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