Le citoyen éclairé ne peut qu’être interpellé en découvrant le contenu de l’éditorial de Christophe Barbier dans L‘Express du 5 août 2014. Le titre sensationnaliste et accrocheur de l’enquête du magazine donnait déjà le ton : « Les juifs ont-ils raison d’avoir peur ? ». Les propos du journaliste sont un défi à la réalité et à la raison tant ils véhiculent des préjugés et un prêt-à-penser dignes d’autres temps.
Par-delà les jugements de valeur énoncés, cet éditorial interroge sur l’état de la parole journalistique en France et sur la qualité de l’information dispensée.
Le texte ne propose pas d’analyse, ne donne aucun chiffre. Il s’apparente à une compilation de préjugés dont la lecture pourrait faire sourire si le climat ambiant n’était pas aussi délétère. Les propos accusatoires sont égrenés à l’aide de formules sensationnelles ayant l’allure de slogans : il est question de « tribu », de « gangs communautaires », de « bunkéris[ation] de sa religion ». Les formules moralisantes sont distillées à souhait : « L’esprit de milice est une déchéance », « bunkériser sa religion n’est pas acceptable ».
À en croire ce qui est écrit, les juifs de France ne respecteraient pas la loi et feraient justice eux-mêmes, ils auraient les yeux rivés vers l’étranger quand ils ne s’aviseraient pas de déserter la République ; ils constitueraient une communauté uniforme et fermée aux réflexes identiques niant le principe d’individualité ; ils soutiendraient une politique israélienne radicale, excessive et infondée. Pis encore, trahison suprême, ils « raisonner[aient] contre une partie des Français », apporteraient leur soutien au Front national qu’ils auraient tort de dédiaboliser et « préparer[aient] [ainsi] une guerre civile ».
Par Belzébuth, que seraient donc ces gens-là ?
On soulignera avec amusement, au passage, un résidu du regard colonial qui consiste à attribuer (ou non) des brevets de moralité et de vertu à un Etat étranger qualifié de « nulle part ». Cette dernière formule laisse coi.
Les réactions à cet article ont été multiples et on a déjà répondu à ces contre-vérités.
On aimerait comprendre les motifs qui sous-tendent ce détournement de la réalité et qui donnent lieu à un délire verbal. Car certaines formules donnent à réfléchir : l’expression « gang communautaire » n’est-elle pas un retournement de l’appellation « gang des barbares », revendiquée par les tortionnaires d’Ilan Halimi ? Le terme « tribu » ne laisse-t-il pas de faire songer à la « tribu Ka » qui prônait la séparation raciale à l’échelle mondiale et qui venait faire quelques expéditions punitives dans la rue de Rosiers ? Que penser de « l’esprit de milice » qui rappelle une période peu glorieuse de l’Histoire ? Curieux retournement verbal qui laisse dubitatif un esprit héritier des Lumières et de Lacan.
Cette attitude qui consiste à rendre responsables de leur sort les premières cibles de la haine ne masquerait-elle pas un sentiment d’impuissance ? Celui de voir depuis des décennies des individus respectueux de la République être pris à parti au nom de la haine. Au fond, de quoi Christophe Barbier aurait-il peur au point de céder à la tentation de crier « haro sur le Baudet » comme le font les animaux malades de la peste dans la célèbre fable de La Fontaine ? Une sorte de syndrome étrange où on préfère donner quitus aux agresseurs de peur d’être incapables de les contrer. Une absence de confiance, peut-être, dans la capacité de la République à se défendre contre de multiples prises d’assaut ?
Les républicains dont je fais partie pourraient avoir peur de cette démission qui n’est pas isolée. Ils sortent au contraire renforcés dans leur conviction qu’il est urgent de réagir et de croire en la vertu de l’éthique républicaine. La mise en œuvre de celle-ci commence dans l’acte de considérer les citoyens de notre pays comme des individus responsables, indépendants de toute prétendue communauté et des êtres en quête de vérité. Car c’est à l’aide de paroles éclairées et éclairantes que l’on viendra à bout des incitations à la haine. Encore faut-il pour la mettre en œuvre disposer d’un minimum de clairvoyance, de discernement, et d’honnêteté intellectuelle. La République a besoin de journalistes faisant preuve de professionnalisme. Il en va de l’exigence républicaine, justement.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !