Tous intermittents


Tous intermittents

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J’étais il y a deux jours au château de Grignan, pour assister à une représentation aquatique de la Lucrèce Borgia du père Hugo-hélas. Bonne mise en scène de David Bobbée, inventive, ingénieusement transgenre, mêlant la danse et l’acrobatie à un jeu plus purement théâtral. Seul bémol : les deux rôles principaux, tenus par Béatrice Dalle (Lucrèce), recrutée pour des raisons affectives, autant que je sache, et Pierre Cartonnet (Gennaro — et je préfère ne pas imaginer ce qu’il donnait précédemment en Hamlet) passent consciencieusement à côté. Pareille mésaventure m’était déjà arrivée en 1985, pour une représentation du Cid où ni le héros (Francis Huster trois fois hélas) ni Chimène (j’ai oublié) n’étaient à la hauteur — mais il y avait Jean Marais en Don Diègue, et Jean-Louis Barrault en roi, tous deux sublimes.

Tout cela pour dire…

Juste avant que la pièce ne commence, un régisseur, après nous avoir recommandé d’éteindre nos portables, a lu un texte fort bien venu sur les intermittents, expliquant qu’ils avaient fait grève en juillet pour la première représentation, qu’ils maintenaient les autres par conscience professionnelle et amour du métier (un sentiment que nous connaissons bien, dans l’Education nationale, où j’ai vu, lors d’une grande grève il y a une dizaine d’années, des profs faire cours avec un badge « Gréviste » accroché à leur veste), mais surtout qu’ils tenaient à prévenir l’honorable auditoire que ce que le MEDEF et Hollande avaient concocté pour les intermittents, transformés en contractuels taillables et corvéables à merci, accessoiristes mués en accessoires, pendait au nez de toutes les catégories de travailleurs.
Il est évident que le gouvernement d’un côté, le patronat de l’autre, rêvent d’en finir avec ce scandale absolu que représentent les CDI. Tous CDD, tous instables, tous éjectables ! À la rentrée, qui ne s’annonce pas rose, les trous dans les collèges et les lycées seront remplis par de simples Licenciés (donc licenciables), payés sur 10 mois, voire moins, comme des caissières de supermarchés, qui ne parviennent plus à décrocher un temps plein et doivent vivre avec 500, 600, 700 euros par mois — pas tout à fait exsangues, mais affamées à coup sûr. Essayez donc, messieurs Leclerc, Carrefour, Auchan et Casino !
L’offensive anti-fonctionnaires lancée il y a plusieurs années par la Droite trouve son aboutissement sous la Gauche (j’emploie ces termes synonymes par pur souci historique, sinon c’est blanc bonnet bonnet blanc). Ce que le privé avait en grande partie réussi en inventant les CDD, en 1979, tout en laissant Sarkozy affirmer que « le contrat de travail à durée indéterminée est la forme normale et générale de la relation de travail » (loi du 25 juin 2008), le public le met tout doucement en place. En prenant comme prétexte la raréfaction (organisée) des emplois, le chômage, l’inflation, la déflation, et les règles européennes, qui nous ont fait abandonner toute ambition industrielle, la France étant censée assurer l’agriculture de l’Europe pendant que l’Allemagne la fournissait en véhicules. Marché de dupes.

Les intermittents sont donc la bouée d’essai d’un retour à l’esclavage.
C’est significatif de l’ultra-libéralisme moderne. On avait aboli l’esclavage parce que des salariés constituaient un réservoir de consommateurs plus satisfaisant qu’une population servile — tout en coûtant finalement moins cher. Mais dans un contexte d’hyper-concurrence, il est nécessaire, nous disent ces affameurs, de rivaliser avec les esclaves réels du Bangladesh ou du Viet-Nam. Soldes mondiales sur le litre de sueur !
Sans compter que cela ne peut que faire plaisir à Angela M***, qui a accepté du bout des lèvres l’instauration d’un SMIG allemand reporté, il est vrai, aux calendes grecques — un comble pour des Teutons qui en ce moment s’achètent le Parthénon et l’ensemble des îles de la mer Egée. Tous intermittents, tous payés au lance-pierres, tous couverts par une assurance-maladie à l’américaine, qui aux plus pauvres assure essentiellement le décès.
La qualité des spectacles offerts à Grignan aux bobos parisiens en goguette, descendus de leur Lubéron estival, ne s’en ressentira pas : après tout, Shakespeare ou Molière écrivaient et jouaient des chefs d’œuvre en vivant de leur misère. Pas tout de suite. Tout comme la qualité de l’enseignement ne s’en affectera pas — pas immédiatement : pendant un temps, les gosses continueront à ne rien apprendre.
Mais à terme, c’est une société entière qui s’effondrera — et qui déjà s’effondre. Le facteur économique est si déterminant en dernière instance que lorsque vous réduisez une population à l’esclavage, les mœurs s’en ressentent — et que l’on se tourne alors vers le premier monothéisme qui passe. Les Romains en ont fait l’expérience avec le christianisme : fin de l’Empire ! Et pour nous, ce sera quoi ?

Et en attendant, Valls vient d’annoncer qu’il s’invitait à « l’université » d’été du MEDEF. Sûr que ça fera avancer la cause des intermittents.

*Photo: LANCELOT FREDERIC/SIPA.00686113_000001



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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