Soir de match sur le Vieux-Port


Soir de match sur le Vieux-Port

marseille vieux port

Si Paris est la Ville-Lumière, Marseille pourrait être la « Ville-Ombrière ». Il ne faut jamais oublier qu’à Marseille, c’est l’ombre qui est recherchée. « L’Ombrière » : c’est le nom du gigantesque miroir horizontal qui protège les badauds du soleil sur l’esplanade du Vieux-Port. En passant dessous, il suffit de lever le nez pour se voir à l’envers, comme si l’on marchait au plafond. J’ai rarement été séduit par un aménagement urbain de ce type, mais ici, je dois me rendre à l’évidence : l’idée est excellente et la réalisation parfaite. Non seulement cette construction ne gâche en rien le panorama de la ville, par exemple lorsqu’on la regagne en bateau des îles du Frioul, mais en plus elle se révèle utile à peu près toute l’année. En tant que Parisien en goguette, ce n’est pas ma seule découverte étonnante dans la plus grande ville de province française, qui semble être tout entière un miroir inversé de la capitale.

Foin de slogans footballistiques, de guéguerre pagnolesque et autres clichés de haines irréconciliables : entre Paris et Marseille, ce n’est pas la haine qui domine, c’est l’ignorance mutuelle. Deux mondes qui ne parlent pas le même langage.  Le cœur de Paris, c’est le Marais, ses bars gays, ses boutiques fashion, ses épiceries bio et ses hôtels particuliers hors de prix. Le centre de Marseille, c’est Noailles, ses parts de pizza à 2 euros, ses étals de fruits et légumes et ses rues crasseuses peuplées de femmes voilées. D’un côté, un quartier extrêmement friqué, à très forte majorité blanche et branchée. De l’autre, un quartier « populaire », c’est-à-dire très pauvre et presque exclusivement maghrébin d’origine. La première fois qu’on y met les pieds, cette différence radicale saute aux yeux, en commençant par le nez et les oreilles : odeurs d’épices, musique raï à fond… L’équivalent de mon quartier de Barbès, ou de la Goutte d’Or.[access capability= »lire_inedits »]

Aux élections municipales de mars, dans les 3e et 4e arrondissements de Paris, où se trouve le Marais, les candidats du FN ont obtenu à peine 5% des voix. Dans le 1er arrondissement de Marseille, où se situe le quartier Noailles, le parti de Marine Le Pen a fait trois fois mieux, rassemblant 15% des suffrages. Et le 7e secteur, qui regroupe une partie des tristement célèbres « quartiers nord » de la ville, a quant à lui basculé du côté obscur : après trente ans de municipalités socialistes, le candidat FN Stéphane Ravier y est arrivé en tête avec plus de 35% des voix. Puis le FN a triomphé aux élections européennes de mai avec 30% des voix, contre 9% à Paris. On entend d’ici les analyses parigotes à l’emporte-pièce : Marseille  − « première ville arabe traversée par le Paris-Dakar », comme disaient les Inconnus  – serait, « logiquement » (sic), trois fois plus raciste que Paris.

Sauf que non : ce rapport de 1 à 3 est au contraire dû au vote, ou à l’abstention, des musulmans. Comme dans les banlieues parisiennes à forte densité de population immigrée – Aulnay-sous-Bois, Saint-Ouen, Bobigny, Montreuil – le PS marseillais a été lâché par des familles bien décidées à sanctionner les aberrations sociétales de l’exécutif national. C’est le constat de Patrick Menucci, candidat PS vaincu : « Le mariage pour tous nous a coûté des voix sur le terrain. » Et de préciser : « C’est la politique nationale qui nous fait perdre […] Elle m’a fait perdre, par exemple, mon secteur. » L’adversaire de Jean-Claude Gaudin était candidat dans le 1er secteur. Or, ici, les pauvres issus de l’immigration ne vivent pas seulement en périphérie, mais aussi en centre-ville. Et ils n’apprécient pas plus qu’ailleurs les caprices catégoriels des élites parisiennes : CQFD.

Arrivé le 20 juin au soir, je me suis préparé au pire. La Fête de la musique. Cet anti-carnaval républicain, qui vide de sa substance l’expression même de « fête » (sans parler de musique…) en remplissant les caniveaux de vomi alcoolisé. Mais à nouveau, mon parisianisme m’a induit en erreur. À Marseille, le 21 juin, il est parfaitement possible de se promener tranquillement sous les tilleuls, de siroter un anis en terrasse, et même de rentrer tard. Sans se faire agresser, ni par le bruit insoutenable d’un « musicien » chauve équipé de platines, ni par les insultes d’une bande de jeunes fans de Booba sous substances. Ici, d’abord, il y a de la place. On peut fuir, s’éviter les uns les autres. Mais surtout c’est rarement la peine, puisque personne ne semble tendu.

L’actualité du 22 juin, c’est la Coupe du monde : ce soir, l’Algérie rencontre la Corée du Sud. Au bar du coin ou je suis descendu prendre un café pour me réveiller, un Noir africain s’installe en terrasse avec un bouquet de petits drapeaux algériens à vendre. Il porte une casquette « Marseille ». Un Blanc à barbe et catogan argentés lui serre la pince amicalement, tandis qu’un jeune homme vêtu d’une djellaba immaculée passe sur le trottoir. Le taulier, un tatoué à la rousseur celtique, vient charrier le marchand de babioles : « T’as pas un drapeau de la Corée du Sud ? T’es vraiment un raciste, toi ! Et un drapeau anglais ou espagnol, en solde, tu as ça ? » Ils se marrent. Visiblement, ces gens arrivent très bien à « vivre ensemble ». Pas comme le ventru franchouillard que j’avais entendu dans le quartier du Panier expliquer à l’un de ses congénères : « Nous on se mélange pas : les Français avec les Français, les Arabes avec les Arabes… »

Quand je me lève pour régler, le patron me demande d’où je viens. Je bafouille un timide « Paris », espérant que personne n’entende. Raté, il lève la voix, « avé » l’accent : « Paris ? Moi je suis pour la grève des cheminots sur le train Paris-Marseille ! Après, on se plaint que les plages sont pleines… Trois heures ! Ils vont tous venir ! » Quand je m’éclipse, il me lance en souriant : « Passez une bonne journée ! » Comprendre : le Marseillais est chaleureux, taquin, de bonne humeur, mais plus Paris est loin, mieux il se porte. On sait ce que risque, aujourd’hui comme hier, toute automobile immatriculée 75 sur un parking marseillais… Et la deuxième ville de France se comporte comme une ville étrangère. D’ailleurs, les règles édictées à Paris ne la concernent pas trop : sur les quais de la gare Saint-Charles, ce sont les agents SNCF eux-mêmes qui fument à côté des panneaux d’interdiction. Et dans beaucoup de cafés, on ne se gêne pas non plus.

Dimanche, 21 heures. Je suis fasciné par le calme et la douceur qui règnent autour du Vieux-Port. A la terrasse équipée d’un téléviseur et d’enceintes où je me suis installé pour suivre le match, évidemment, tout le monde a l’air nettement plus algérien que sud-coréen, ou autre. À chacun des trois buts de l’Algérie qui ponctuent la première mi-temps, l’auditoire se lève en hurlant de joie. Et malgré deux buts encaissés dans la seconde, le quatrième des « Fennecs » est célébré comme il se doit. Ensuite, chacun se rassied calmement jusqu’au coup de sifflet final. 4 à 2. Le score est historique, pour une équipe qui n’avait pas gagné un match de Coupe du monde depuis 1982. On danse, on crie, on se congratule. Puis, en quelques secondes, la terrasse est déserte. Et en quelques minutes, la ville retournée.

Rodéos de voitures recouvertes de drapeaux vert et blanc, feux de bengale, concerts de klaxons d’un bout à l’autre de la Canebière instantanément embouteillée. La police bloque, à distance raisonnable, les axes adjacents. Je ne dormirai que quelques heures avant de prendre mon train de retour pour Paris, qui a finalement un point commun avec Marseille. Les soirs de match remporté par l’Algérie, la cité phocéenne comme la capitale – et celle des Gaules aussi, paraît-il – célèbrent une victoire étrangère. Sûrement parce que 70% des joueurs de l’équipe algérienne sont nés en France.[/access]

*Photo: ROUSSEL/SIPA.00675764_000027

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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