Ross Douthat publie Bienvenue dans la décadence (Perrin) et dresse des perspectives pessimistes pour notre futur.
Dans son essai Bienvenue dans la décadence (Perrin), le journaliste Ross Douthat démontre que nous sommes entrés dans une période où notre créativité est durablement en berne, que les illusions des Trente Glorieuses sont derrière nous et que nous ne passerons pas nos étés sur la Lune ou sur Mars. Et qu’il faut nous en satisfaire. L’Occident est en panne.
Le progrès est mort
L’argument avait déjà été utilisé par l’anthropologue anarchiste David Graeber. Chez Frédéric Taddéi[1], il nous avait invités à comparer l’an 2015 dans Retour vers le futur et celui, plus prosaïque, que nous avons connu il y a quelques années. Point de voitures volantes, point de skates à lévitation, mais des formulaires à remplir à longueur de journées, de la paperasse numérique à ne plus savoir qu’en faire. Dans un souci d’équilibre du temps de parole, Ross Douthat cite également le journaliste conservateur Mark Steyn, qui ne dit pas tellement autre chose. A comparer les innovations survenues dans les foyers américains durant la première moitié du XXème siècle et celles apparues depuis 1950, notre époque fait pâle figure. Tout a été inventé avant 1950, il n’y a plus que des corrections esthétiques. Le progrès est mort en 1975. L’apparition d’Internet ne serait qu’un épiphénomène, qui, tout au plus, aurait permis de visionner des clips sur un appareil que l’on peut ranger dans sa poche. Dérisoire.
Peu importe si la décadence prend quatre siècles, comme elle en a mis quatre entre le règne de Néron et la chute finale de l’Empire romain d’Occident. La cause principale de cette stagnation occidentale (et extrême-orientale), d’après l’auteur, est le vieillissement des populations : triomphe des cheveux blancs, déclin de la prise de risque. L’auteur perd un peu de vue que Cervantes avait soixante-huit ans quand il a écrit la deuxième partie de Don Quichotte et de Gaulle plus de soixante-quinze quand il a scandé « Vive le Québec libre » à l’hôtel de ville de Montréal : les vieux schnocks sont parfois des punks.
Peu importe. Le tableau de la décélération proposé par le journaliste du New York Times est général. En économie, des start-ups, à la limite de l’arnaque, sont capables de mener des levées de fonds spectaculaires (Uber, par exemple) mais n’ont pas inventé grand-chose de révolutionnaire, et surtout, ne sont même pas rentables. Au cinéma, on observe l’exploitation ad nauseam de franchises déjà existantes il y a quarante ans… De quoi nous faire dire, avec la même morgue que celle de Mozart face à Salieri, dans Amadeus : « Le reste n’est que reprise, n’est-ce pas ? ». Du côté des sorties musicales, il est vrai aussi qu’il est impossible d’écouter un morceau des Strokes sans entendre des phrases entières de Sonic Youth, de Billy Idol, ou du groupe norvégien a-ha. En réalité, il est probable qu’en matière de rock comme dans d’autres domaines, il n’y ait plus grand-chose à inventer…
Wokes et réacs renvoyés dos-à-dos
Concernant l’ébullition politique en cours des deux côtés de l’Atlantique, l’auteur renvoie les wokes et les populistes réactionnaires dos-à-dos. Les premiers ne feraient que recycler des limonades radicales aussi vieilles que la guerre du Vietnam et seraient des cafteurs, des indics et des balances. Guy Debord écrivait déjà, en son temps « Je ne suis pas un journaliste de gauche : je ne dénonce jamais personne »… Les seconds sont de pauvres hères à côté de la plaque, menés par des propagandistes cyniques (« Joseph Goebbels avait la main lourde quand il s’agissait de faire fonctionner la machine à propagande, sauf qu’il croyait absolument en son Führer et en sa cause » ; presque le début d’un mérite). Le conflit entre les deux camps se résumerait selon Ross Douthat à une excitation provoquée par les réseaux sociaux, à une guerre virtuelle dans des sous-forums de Reddit sans traduction dans la vie réelle.
Politiquement, Ross Douthat est un oiseau étrange. Converti au catholicisme, il cite Chesterton et peut passer de Thomas Piketty à Michel Houellebecq : c’est une manière de rester centriste. Aux Européens et Américains qui se plaignent de l’immigration, il leur dit : « Si vous aviez fait un enfant de plus, vous auriez moins eu besoin d’immigration ». Hostile à l’avortement, il n’a pas l’air emballé pour autant par le « populisme trash » de Trump. L’auteur rappelle cinq ou six fois que celui-ci vient du monde de la télé-réalité, ce qui semble être une disqualification définitive selon lui. Certes, le camp conservateur mondial n’est pas composé que d’imbéciles et d’ « incapables », et le Japonais Shinzō Abe a su faire montre d’ « une certaine efficacité politique (…) dans un contexte décadent », mais le programme ambitieux de ce dernier n’a fait « la différence qu’à la marge ». Globalement, c’est le leitmotiv du livre : l’Occident est condamné à ne pouvoir mener que de petites corrections à la marge, et obtenues au terme de conflits effrénés.
Empire du Milieu et centrisme provocateur
N’allez pas chercher dans le reste du monde la solution à la neurasthénie occidentale. La Russie n’est jamais qu’une « forme plus nationaliste, plus conservatrice ou plus dégradée de celle des pays occidentaux ‘’normaux’’ » et n’offre pas un contre-modèle à la démocratie libérale. Le Sud global, apparemment en plein rattrapage économique et revanchard, risque de souffrir beaucoup plus que le Nord du réchauffement climatique, lequel, dans « un mouvement machiavélique de l’histoire », pourrait anéantir les vains progrès des pays pauvres. Quant à la Chine, elle s’apprête à entrer dans « son siècle » mais ses milliardaires ne rêvent que d’une chose : décamper aux Etats-Unis ! A-t-on déjà vu l’élite de la puissance montante rêver de s’installer chez la déclinante ? L’Empire du Milieu envisage lui-même avec inquiétude la fin prochaine de sa croissance, et si les commentateurs américains regardent avec enthousiasme le futur de la Chine, c’est qu’ils plaquent sur toute chose leur propre optimisme millénariste. La Chine, elle, est d’un tempérament pessimiste.
La démonstration de Ross Dhoutat est provocatrice et agaçante – tout en restant plutôt centriste. On pourrait la lire comme une exhortation au ressaisissement général. Pas tout à fait. L’auteur semble se satisfaire des siècles de stagnation à venir. La décadence durable pourrait être non pas une « chute ou fin décevante » mais « une issue heureuse voyant l’être humain enfin parvenir à un équilibre entre le malheur de la misère et les dangers de la croissance pour elle-même ». Au risque de trouver le temps long – surtout vers la fin.
336 pages. Perrin, avril 2024.
Bienvenue dans la décadence. Quand l'Occident est victime de son succès
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[1] https://www.dailymotion.com/video/x394y6n
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