On lit et on boit frais à Saint-Tropez 2/2


On lit et on boit frais à Saint-Tropez 2/2

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Salut à la province

Les chroniques de Kléber Haedens (1913-1976) réunies dans « Lettres de la petite ferme » ouvrent l’appétit. Elles donnent soif aussi. C’est un régal des sens. On dévore ces articles parus au gré des saisons dans France Soir et le Journal du Dimanche au tournant des années 60/70 et publiés à titre posthume en 2000 par Grasset. Ça change de la plâtrée actuelle servie par les tristes maîtres queux de la presse écrite. Leur tambouille a un déplorable arrière-goût faisandé. Nous avons déjà lu cent fois leur prose paresseuse, les mêmes mots, les mêmes formules, les mêmes idées. L’ennui aura été l’une des causes premières de mortalité des journaux bien avant la concurrence d’internet et des gratuits. Le papier ploie sous la lourdeur de ces plumes vaines.

Il y a quarante ans, pour charmer le lecteur, on faisait appel à l’un de ces chevau-légers de la littérature, un convoyeur de bonheur, un dilettante éclairé. En flâneur érudit, Kléber Haedens avait le don d’accommoder les restes, ces rebuts d’actualité qui n’intéressent plus personne et qui sont pourtant le sel de l’existence. Comme les bonnes cuisinières, avec trois fois rien, il préparait un festin royal. De la belle littérature buissonnière à la cuisson vive, à la chair tendre, au parfum inoubliable naissait de ces divagations, de ces saute-moutons. Qu’il nous promène sur les bords d’un terrain de rugby à Colombes, dans les fauteuils du Capitole à Toulouse ou sur la route du Tarn, on prenait L’Air du pays. Ces feuillets, à la croisée des genres, à la fois critique littéraire, guide de voyage et analyse sportive, entrecoupés par le bruit du Concorde dans le ciel du Languedoc, avaient des vertus apaisantes. C’était brillant, enlevé, sans fausse note, le mot juste pour des émotions vraies. Nous étions en province, les soirées démarraient sur un fou rire, la conversation cabotait ensuite vers  Chardonne, Morand, Giono, Villepreux, le saumon de l’Adour et au petit matin, l’amitié avait des couleurs d’éternité. Si la chaleur d’août et les peaux graisseuses vous donnent de l’urticaire, Haedens est un écrivain de septembre, de rentrées pleines de promesses. « Colette n’avait pas tort de désigner l’été comme la moins bonne des saisons à la campagne. Du vert partout, cela compose un paysage robot de calendrier postal à l’usage du citadin candide. Nous attendons avec impatience le chant tendre et blessé de l’automne » écrivait-il.

Lettres de la petite ferme de Kléber Haedens – Grasset

 

Berry Happy !

« 90 pages », c’est court diront certains radoteurs, adeptes des longues distances littéraires qui épuisent le lecteur à coups de pages. On a juste envie de buter ces marathoniens des mots qui sentent la sueur et l’effort grossier. Paris-Berry de Frédéric Berthet (1954-2003) ne fait que 90 pages et pourtant, nous sommes nombreux à les relire tous les ans, avec le même plaisir et la même défaillance. Les œuvres fortes font tourner la tête. Elles sédimentent notre existence. Elles nous dégrossissent par ricochet. Ce grand « petit » livre écrit entre décembre 1991 et avril 1992 à Meillant dans le Cher n’en finit pas de nous troubler par son élégance vieille France, sa profondeur provinciale et cette légèreté grinçante qui chahute les esprits satisfaits d’eux. Il y a dans ces impressions fugaces, ces allers-retours entre Paris et le Berry, des éclairs de lucidité, des abandons, des réflexions aussi sur le métier d’écrire d’une beauté déchirante. Les appels au secours de Berthet réconfortent et apaisent. « Me savoir dans le Berry les rend tour à tour ironiques, inquiets, médusés, révoltés, atterrés ou rigolards » écrivait-il. Par effleurements, il raconte la douce ironie des vies en suspension. Ce récit forcément inclassable, désespérément drôle, entre saynètes et brèves de comptoir, donne à la littérature son souffle épique. Berthet était assurément de tradition hussarde, un enfant triste qui converse avec les fantômes de Blondin, Barthes, Pouchkine ou Brasillach, qui proclame son amour pour les virgules et qui s’interroge sur la clairvoyance des chats noirs. Le bas-Berry et l’œuvre courte de Berthet n’ont pas encore révélé tous leurs secrets.

Paris-Berry de Frédéric Berthet – Gallimard

De l’art et du Conchon

Il fut un temps où la fonction publique hébergeait en son sein de grands artistes. Espérons que dans quelques ministères ou lointains collèges de banlieue, la passion de l’écrit n’ait pas été enfouie sous des kilomètres de statistiques. Georges Conchon était un (haut) fonctionnaire  parlementaire, il en avait passé les difficiles concours d’entrée et malgré des succès littéraires conséquents (le Prix Goncourt 1964 pour L’Etat sauvage), il fit valoir ses droits à la retraite à l’âge légal. Si on ne lit plus Conchon aujourd’hui et nous le regrettons vivement, on voit parfois les films adaptés de ses romans sur les chaînes de la TNT, notamment « Le Sucre » réalisé par Jacques Rouffio en 1978. Ce roman inspiré de la réalité des années 74/75 est pourtant en plein cœur de l’actualité. Conchon décortique les rouages d’une arnaque, la bulle spéculative sur le sucre, qui ruine Adrien Courtois, un inspecteur des impôts interprété dans le film par un Jean Carmet aérien.

« Le principe du marché à terme, son charme, sa glorieuse incertitude, c’est justement la spéculation sur l’imprévisible » analyse perfidement Conchon en préliminaire. Le film est un modèle de sauvagerie financière et de franches rigolades. Carmet partage l’affiche avec Depardieu alias Renaud d’Homécourt, un remisier tantôt aristo, tantôt boulevardier qui pigeonne ses clients pour le compte de Karbaoui (le meilleur rôle de Roger Hanin, fabuleux !), un grand commissionnaire de la Place de Paris. Le film est une réussite totale avec un Piccoli d’anthologie, un Piéplu professoral et une évanescente Nelly Borgeaud. Quant au roman, il porte un regard impitoyable sur le monde de la finance. Conchon ne se faisait pas d’illusions dès les années 70. Quand les marchés sont devenus fous, c’est nous qui trinquons. « Vous pouvez tourner la chose d’une façon ou de l’autre, c’est vous, c’est moi, dernière analyse, dernier ressort, qui avons payé. Vous, moi, le spectateur » fait-il dire à l’un de ses personnages.

Le Sucre de Georges Conchon – Albin Michel

*Photo: OJO Images / Rex Featur/REX/SIPA.REX40135919_000001



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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