Notre chroniqueur a parfois des défaillances dans son système d’exécration universelle : il aime les animaux, le filet de bœuf Wellington et les bons sentiments. Les vrais, pas la guimauve. Il revient pour nous sur le phénoménal succès du film d’Artus, qui a emballé la France entière — sauf Paris. Peut-être pas un hasard, analyse-t-il.
Je n’ai pas de télévision, et j’ignorais complètement qui était Artus. C’est dire que je suis allé voir Un p’tit truc en plus en état de parfaite innocence, perplexe devant le succès phénoménal (près de 10 millions de spectateurs à ce jour) d’un film français qui n’est ni intello, ni franchouillard.
Sur ces millions d’entrées, moins de 10% ont eu lieu à Paris. Les bobos électeurs d’Aymeric Caron, Sophia Chikirou, Sandrine Rousseau et autres grandes consciences n’ont pas eu d’appétence particulière pour un long métrage mettant en scène une bande de handicapés (h aspiré, hé, patates !) dans un décor bucolique et même carrément provincial. Même pas des gosses, de surcroît : des adultes (Ludovic Boul, par exemple, a près de 47 ans), ceux que le système français ignore et laisse à leur famille qui désespère souvent, quand elle ne les abandonne pas tout à fait. Quelques structures privées, souvent hors de prix, quelques associations philanthropiques vivant de bouts de ficelles s’occupent de ces laissés-pour-compte qui défriseraient le paysage du VIe arrondissement. Ou même ceux du XIXe.
On sait que le projet, du coup, a été difficile à financer. Que les couturiers ne se sont pas bousculés pour habiller les acteurs jouant ici leur propre rôle. Que leur montée des marches, à Cannes — un événement largement partagé sur les rézosocios — contrastait violemment avec le star system et les paillettes de rigueur — au point d’avoir eu du mal à trouver des vêtements à la hauteur de l’événement. Comme a dit Artus : « C’est toujours plus élégant pour une marque d’habiller Brad Pitt que d’habiller Artus et encore plus des acteurs en situation de handicap. » Il a fallu que le groupe Kering (le groupe de François Pinault, qui fédère Yves Saint Laurent, Gucci et Balenciaga) sente le coup de pub et habille le casting du film. Bien fait pour les professionnels de la profession.
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Et passons sur le fait que le palais des festivals, à Cannes, n’est pas équipé pour les chaises roulantes, et qu’Artus a dû porter dans ses bras le jeune Sofian Ribes, atteint d’ataxie-télangiectasie, une vraie saloperie. Ce qui a mis en rage la ministre déléguée aux personnes handicapées, Fadila Khattabi, qui a promis : « En 2025, les marches seront accessibles aux personnes en situation de handicap. » Mais d’ici là, elle sera remplacée par une belle conscience parisienne, et on peut s’attendre au pire.
Je ne reviendrai pas sur le film lui-même. Bien loin d’être, comme l’ont immédiatement identifié Libé et Télérama, un « feel good movie », c’est un récit impitoyable avec les Français ordinaires — ceux qui délibérément augmentent les prix de l’hébergement, de façon à dissuader les protagonistes de revenir chez eux l’année prochaine, ou refusent sous des prétextes fumeux de leur louer des canoës. Artus, qui joue et qui a réalisé le film, s’offre même le luxe de dire du bien des flics, capables de complicité affectueuse et de compassion, et de laisser Clovis Cornillac (impeccable !) le temps de participer aux réjouissances finales. Un film qui ne joue ni sur la « diversité », ni sur les bons sentiments artificiels. Les trisomiques y sont bien de chez nous. On y rit avec bonheur — ah, le cours que donne Ludo à Artus sur comment avoir vraiment l’air d’un handicapé, c’est quelque chose ! Et on y clope comme avant la loi Evin.
De surcroît, le réalisateur est un homme. Hétéro, autant que je sache. The horror !
Pourquoi cette détestation parisienne des films encensés par la province ? Un sentiment de supériorité intellectuelle, sans doute. Comme le note Boulevard Voltaire : « D’autres films ont également été boudés par les Parisiens. On peut, notamment, penser au drame Au nom de la terre (2019), réalisé par Édouard Bergeon avec Guillaume Canet, qui raconte les difficultés d’un agriculteur sur son exploitation. Un véritable succès en salles (2 millions d’entrées), mais dont seuls 5% des entrées sont faits à Paris et en région parisienne. De même pour L’École buissonnière (2017) de Nicolas Vannier. Ce film initiatique, avec tout de même François Cluzet ou encore François Berléand, qui raconte le parcours d’un jeune orphelin en Sologne entre chasse et tradition, n’a réalisé que 5% de ses 2 millions d’entrées dans la capitale. On peut également citer les différentes adaptations de Belle et Sébastien, notamment celles réalisées en 2015 et 2022, qui ne réalisent que 6% de leurs entrées en Île-de-France. À croire que les films sur la nature, les paysans ou encore les régions de France n’intéressent pas les Parisiens. »
Qui s’en serait douté ?
Comme quoi la formule de Marx, « le facteur économique est déterminant en dernière instance », n’est pas forcément vrai. Avec les bobos, c’est le facteur idéologique qui prime — d’où leur déconnexion des problèmes réels de la France. Le handicap, connais pas. Les problèmes des agriculteurs, pas davantage. L’impossibilité de rouler en trottinette électrique dans le Larzac, non plus.
Les Parisiens devraient se méfier. Ils pètent dans la soie et l’entre-soi, se gavent de connivence cuculturelles, et se gaussent des ploucs d’outre-périphérique. Ils sont comme les Elois dans La machine à explorer le temps, de Wells : dilettantes nourris par les Morlocks, cette espèce obscure et souterraine qui œuvre dans les profondeurs, ils leur servent aussi de réserve de viande.
Leur seul espoir, c’est d’être absolument indigestes. Qui peut rêver, en toute conscience, de fricasser Caron ou de faire passer Rousseau au barbecue ?