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Il était une fois Malraux


Il était une fois Malraux
André Malraux (1901- vers 1933. DR.

Le dernier numéro de la revue La Règle du Jeu est consacré à André Malraux


C’est en été qu’on réapprend à vivre. Mais les temps sont à la haine ; pire : à la dissolution de la France. Alors on continue à s’injurier malgré le bleu du ciel et les tilleuls en fleurs. Dans Les chênes qu’on abat…, André Malraux (1901-1976), à propos de la jeunesse, écrit : « Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu’on a appelé la défaillance de l’âme. Peut-être y a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l’empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans transcendance… » La jeunesse, c’est à elle qu’il faut s’adresser : elle doit sauver la culture française. Car il ne faudrait surtout pas qu’elle laisse les barbares s’emparer du marteau-piqueur par lassitude ou par ignorance. Or, un ami, professeur de lettres à l’université de la Sorbonne, m’a affirmé récemment que ses étudiants n’avaient jamais lu Malraux. Tout juste en avaient-ils entendu parler en cours d’histoire avec le discours halluciné du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. C’est à peine croyable ; c’est pourtant la triste réalité.

Il convient alors de se réjouir du numéro 82, de mai 2024, de La Règle du Jeu, revue portée par Bernard-Henri Lévy et son équipe. BHL ne signe pas moins de quatre articles qui montrent les différentes métamorphoses de l’écrivain sans cesse en mouvement. Pour l’auteur de La Condition humaine, prix Goncourt 1933, il était nécessaire de « se résoudre dans l’action ». Dans son « Discours à l’Université hébraïque de Jérusalem », du 31 octobre 2010, intégralement reproduit dans ce numéro 82, BHL rappelle que Malraux, jamais, n’a été touché par le virus de l’antisémitisme. On ne peut pas en dire autant des écrivains de sa génération et de son époque. Le philosophe rappelle également la détermination de Malraux en octobre 1956, c’est-à-dire au moment du blocus du canal de Suez par l’Égypte alliée à la Syrie et à la Jordanie. Un danger mortel pesait (déjà) sur Israël ; et celui qui lutta contre les fascistes espagnols en 1936, à la tête de son escadrille España, déclara qu’il voulait prendre le commandement d’une brigade israélite. En pleine guerre des Six Jours (1967), Malraux se confia à Shimon Peres, alors député : « Si j’étais jeune, donc, je m’enrôlerais dans l’armée israélienne. » Voilà résumé en une phrase, le Malraux combattant, d’abord farouchement engagé à gauche, sachant dans quelle direction souffle le vent de l’Histoire, authentique résistant, métamorphosé en colonel Berger, cigarette au bec, à la tête de la très chrétienne brigade Alsace-Lorraine, ferraillant dur contre les nazis, puis devenant « l’ami génial » du général de Gaulle, ainsi que le premier ministre de la Culture, hissant la résistance française au rang de la Grande Armée de Napoléon, rivalisant avec le lyrisme incantatoire de Victor Hugo.

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Antifasciste, gaulliste, courageux et fraternel patriote, mais également grand écrivain, infatigable essayiste, hyperactif penseur des civilisations, agnostique tourmenté par Dieu, poursuivi par la mort, sa compagne silencieuse. Grand écrivain, oui. Ses romans d’actions violentes, voire sadiques, où dominent l’ellipse et l’aposiopèse, romans conçus comme des reportages de guerre (Les Conquérants, La Condition humaine, L’Espoir), le prouvent. Morand, son rival, fourvoyé à Vichy, a du reste dit : « Malraux peut se permettre des œuvres dangereuses parce qu’il a vécu dangereusement. » Citation faite par Simon Liberati qui signe un article particulièrement inspiré dans ce numéro passionnant dirigé par Michaël de Saint-Cheron, spécialiste, avec son frère, François, de la vie et l’œuvre de Malraux. On est bluffé par l’érudition fluide, zébrée de fulgurances, d’un Malraux autodidacte qui se permet d’écrire Le Musée Imaginaire et de faire le portrait pénétrant de Picasso. Une des forces de cet écrivain ténébreux, à la voix de possédé, aura été de rendre l’art accessible au plus grand nombre en ne l’enfermant pas dans des lieux clos irrespirables. Malraux, c’est encore l’homme des Antimémoires qui réinvente son « je », quitte à perdre parfois le lecteur trop conformiste. Les fâcheux n’ont pas hésité à le traiter de mythomane, traquant minutieusement les « arrangements » de l’écrivain avec la vérité. Mais Malraux avait, dès La Condition humaine, répondu par avance à ces mesquines attaques : « Les romanciers ne sont pas sérieux, c’est la mythomanie qui l’est. »

Sylvie le Bihan, dans son article « Deux amis pour la vie », rappelle les liens d’amitiés profonds de Louis Guilloux, auteur du chef d’œuvre sur la Première Guerre mondiale, Le sang noir, avec Malraux. Comme il convient aussi de citer le texte, j’oserais dire malrucien, que Samuel de Loth consacre à L’Homme précaire et la littérature, livre posthume qu’on devrait s’empresser de (re)lire. Samuel de Loth : « Ce livre, L’Homme précaire et la littérature, permet ce glissement d’état qui ne consiste pas à raconter des histoires, mais à vivre l’Histoire. Malraux a tracé une voie, à vous de prendre des chemins de traverse qui un jour croiseront sa voie, ou la mienne. »

« Vivre l’Histoire », ça résume Malraux. Souvent, il l’a même faite. Insigne honneur de l’engagé permanent. Rien, pour lui, n’était impossible. Gaston Gallimard, en 1949, ou 1950, se plaint de ne pas avoir de nouvelles de Louis-Ferdinand Céline, exilé au Danemark. Malraux lui lance : « Attendez je prends un avion, et je vous le ramène votre Céline ; je le parachute même sur Paris ! »

C’est maintenant qu’il faut relire Malraux. L’époque l’exige. Il faut relire l’écrivain des images saisissantes qui imposent l’engagement quand le Mal étend son linceul sur la nation. À Bernanos, il dit un jour : « Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde… » (Antimémoires)

La Règle du Jeu, numéro 82, mai 2024, « l’anti-destin d’André Malraux ».

La Règle du jeu n°82

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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