Nul jour ne se passe en Bretagne sans que les journaux, la télévision, les blogs, les sites, les essais de sociologie, de linguistique, de socio-linguistique, de psychologie, de sciences de l’éducation n’évoquent le « problème du breton », langue à sauver d’urgence car nécessaire à l’identité de la Bretagne, identité forte, à renforcer encore par la langue, le drapeau et l’hymne national…
L’hymne national, le Bro Gozh (« Vieux pays »), inventé en 1898 par le druide Taldir (« Front d’acier ») souffre d’un handicap : étant l’hymne national breton, il est en breton, ce qui le rend difficile à chanter, les Bretons, dans leur immense majorité, ne parlant pas breton. Qu’à cela ne tienne, le handicap n’est pas insurmontable : il est tout à fait possible de chanter un hymne en breton sans savoir le breton. En ce moment, FR3-Bretagne lance une grande opération promotionnelle dite « Défi Bro Gozh », pour faire enfin entrer l’hymne national entre enfin dans les têtes bretonnes. Lors du match Rennes-Guingamp, le texte du Bro Gozh avait été distribué par milliers mais nul ne l’avait entonné, ce qui faisait mauvais effet. Chanter le Bro Gozh ne demande pas un effort considérable et suffit pour montrer à la télévision que les Bretons rassemblés dans un stade chantent leur hymne national dans une langue qui n’est pas le français, et donc ne sont pas français. Le breton, ça sert à ça, et le « problème du breton », c’est ça − pas du tout le problème d’une langue minorisée par l’acharnement jacobin de l’État français, mais le problème de l’instrumentalisation d’une langue à des fins politiques, et la fétichisation qu’elle implique.
Aussi surprenant que cela puisse sembler, l’État français subventionne un organisme, l’Office de la langue bretonne, placé sous la direction de Lena Louarn, militante nationaliste bien connue, pour (entre autres) refaire le cadastre en éliminant les termes français. Et cela, y compris en Haute-Bretagne, où le breton n’est plus parlé depuis des siècles ou n’a jamais été parlé. Il s’agit bien d’inventer des toponymes celtiques (c’est-à-dire néo-celtiques) même quand des cartulaires mentionnent le nom original. Ainsi le maire de Monténeuf, dont le frère était historien, a-t-il refusé net de voir sa commune rebaptisée « Monteneg » et des citoyens de Réminiac, rebaptisée « Ruvinieg », ont-ils prouvé que le nom apparaissait dès 856 sous la forme « Ruminiac ». Mais leurs protestations n’ont servi à rien : il s’agit de faire différent, non-français. Encore une fois, le breton, ça sert à ça.
Et aussi à détruire le breton populaire, le breton parlé.
Puisque nous sommes sur le chapitre de la toponymie, donnons un exemple banal : Rostrenen s’appelle, en breton, « Rostrenn », avec accent sur la première syllabe. C’est sous cette forme que le nom apparaît dans les chansons (et il y en a beaucoup). On a commencé par installer partout des panneaux bilingues mentionnant « Rostrenn ». Mais l’Office de la langue bretonne a considéré que le « vrai nom » devait être « Rostrenenn »… Tous les panneaux ont donc été changés. Les Rostrenois ont ainsi appris le « vrai nom » de leur ville. Ceux des anciens qui parlaient encore breton se sont convaincus qu’ils parlaient un mauvais breton, ce dont ils ne doutaient guère, le « bon breton » de la télévision et des écoles leur étant incompréhensible. L’essentiel était de faire savoir que ce qui compte, ce ne sont pas les gens qui parlent la langue, mais la langue elle-même. Le breton, c’est ça : l’objet du culte.[access capability= »lire_inedits »]
Interrogé sur l’utilité d’une opération d’envahissement de l’espace public par le néo-breton, l’un des responsables répondait : « On fait ça pour la langue. » Ce qu’il s’agit de faire survivre coûte que coûte, c’est un fétiche − d’où l’incroyable virulence des militants dès qu’on ose rappeler quelques faits contraires au dogme, l’espèce d’hystérie qui les saisit, le fanatisme et l’obscurantisme unissant leurs effets pour empêcher toute prise en compte de la réalité.
La réalité est bien simple. Sur 3, 2 millions d’habitants, (mais les militants englobent la Loire-Atlantique, soit 4,5 millions d’habitants, dans la « Bretagne historique »…) la Bretagne compterait 172 000 bretonnants, pour près des trois quarts âgés de plus de 60 ans. Le but n’est pas de remplacer les locuteurs natifs qui disparaissent mais de former une élite de jeunes lisant, écrivant et parlant le breton surunifié, novlangue mise au point dans les officines nationalistes.
Le Conseil régional socialiste, adoptant un « plan volontariste » pour « sauver la langue » s’est fixé un objectif de 20 000 élèves − objectif qui, en dépit des sommes en constante augmentation englouties dans le projet, n’a pas été atteint, non parce que l’État français veut tuer le breton, comme on le clame partout, mais parce que les postes offerts ne sont pas pourvus. En 2006, alors qu’un quart des postes avait été supprimé aux agrégations et aux CAPES et qu’il n’y avait plus un seul poste à l’agrégation de russe, 24 postes d’enseignant de breton avaient été proposés − 24 postes pour 16 candidats… Fañch Broudic, un militant acharné, est forcé de le reconnaître : « Sur 38 postes de professeur des écoles à pourvoir en 2010, 11 ne l’ont pas été. Entre 2006 et 2010, ce sont 50 postes qui ont été perdus, soit une moyenne de 10 postes par an. » Ce constat provient du rapport intitulé « L’enseignement du et en breton » publié en 2013 à la demande du rectorat de l’Académie de Rennes et du Conseil régional de Bretagne (on peut le lire en ligne). Les Bretons n’occupent pas les postes proposés, ne souhaitent pas que leurs enfants apprennent le breton mais, dans leur immense majorité, trouvent sympathique qu’on sauve pour eux une langue qu’ils ne se soucient pas de parler.
Prenons les chiffres de l’Office de la langue bretonne pour 2013 (Loire-Atlantique comprise).
Élèves scolarisés à Diwan : 3 705.
Élèves scolarisés dans les écoles publiques bilingues : 6 662.
Élèves scolarisés en écoles privées : 4 971.
Lycéens : 427 − oui, 427 en tout et pour tout.
Au total, 15 765 élèves (sur 800 000) ont bénéficié d’une initiation au breton, pour la plupart en maternelle ou en primaire. Parlent-ils breton pour autant ? On ne peut pas plus les considérer comme « brittophones » qu’on ne peut considérer comme « anglophones » les élèves qui font de l’anglais au collège. C’est encore Fañch Broudic qui le note : « Le breton n’est pas le plus souvent la langue première des enfants eux-mêmes. Mais il n’est pas non plus celle de leurs parents, ni même parfois celle de leurs grands-parents. » Il ne s’agit pas du tout de permettre à des élèves d’étudier leur langue maternelle (80% des parents qui mettent leurs enfants à Diwan ignorent le breton) mais de « sauver le breton » en mettant les enfants à son service. Cependant, « les élèves ont parfois l’impression que personne ne le parle et que c’est une langue de vieux ». L’impression ? Mais, de fait, dans la plus grande partie de la Bretagne, personne ne le parle hormis les vieux. Et la langue des vieux n’est pas la langue de l’école…
Au lieu de conclure à l’absurdité du projet, les élus, calquant le discours militant, appellent à « augmenter les moyens », développer la « présence du breton », répondre au « génocide culturel » en offrant enfin aux Bretons le droit de « parler leur langue ».
Augmenter les moyens ?
On pense à ce personnage d’un fabliau qui, tenant une casserole percée, fulmine contre sa femme qui ne verse pas assez d’eau…
Si Fañch Broudic préconise des mesures visant à promouvoir le breton, densifier le maillage, créer des postes, et ainsi de suite, il le constate néanmoins : « L’enseignement du et en breton mobilise aujourd’hui des moyens humains, matériels et intellectuels considérables : il représente ainsi un total de 713,5 postes d’enseignants ETP sur l’Académie de Rennes. En 2009-2010, l’Éducation nationale consacrait un budget de 23 millions d’euros à l’enseignement du et en breton. Pour la région Bretagne c’est 2,5 millions d’euros en 2010, et pour un département comme le Finistère, c’est 1,7 million d’euros. »
En 2006, le site du Conseil régional annonçait un budget de 5 566 000 euros pour le breton. Quel sont les chiffres actuels ? Nous ne les avons pas trouvés. Peu importe. Observer que ces millions sont engloutis à titre cosmétique pour fournir une apparence aimable à un projet politique réactionnaire, c’est s’exposer à l’invective et aux propos haineux, comme le montre le blog de Fañch Broudic lui-même, la propagande en faveur de la Charte des langues régionales et minoritaires ayant brutalement soudé militants bretons, autonomistes alsaciens, occitanistes et partisans d’une Europe des ethnies.
Vindicte ou pas, les faits sont là : défendre des langues qui ne sont plus parlées pour arriver à ce qu’elles le soient de nouveau ne mène à rien, sinon à en faire des artefacts. Et tel est bien le rôle assigné au breton : le projet autonomiste du lobby patronal breton (qui est à l’origine de la publication de l’Histoire de Bretagne en bande dessinée, partout diffusée) a besoin, pour le soutenir et l’accompagner, d’une histoire nationale entièrement fabriquée, mais aussi d’une langue bretonne aseptisée, c’est-à-dire nettoyée de ses mots français. Le breton règne en tête de gondole dans les Intermarchés (le fondateur d’Intermarché est à l’origine de ce lobby patronal regroupé sous le nom d’Institut de Locarn). Il faut former des employés dignes de faire figure de vrais Bretons, c’est-à-dire assez faux pour faire vrai : la langue doit donc être défendue − défendue contre le français, mais aussi, bien sûr, contre le breton du peuple, voué, de toute façon, à disparaître avec les derniers locuteurs d’origine.
De même que le droit du travail est cassé au nom de la défense des travailleurs, le breton est ainsi asservi est ainsi asservi à un doux girondisme opposé au dur jacobinisme républicain tueur d’idiomes et à la défense des langues minorisées − cause éminemment sympathique comme celle des minorités sexuelles opprimées (nous avons d’ailleurs la Breizh Pride). Sous couvert d’écologie, se développe un discours autonomiste appelant ouvertement, au nom d’une identité fabriquée, à l’éclatement de la France : le breton, le biniou, le drapeau, l’hymne national et le beurre salé définissant l’identité bretonne, labellisation et folklorisation servent un même projet de parcellisation, de libéralisation, de destruction du service public.
Ce n’est pas pour rien que le mouvement des « Bonnets rouges » a permis aux autonomistes d’obtenir la « dévolution de la culture » et de « l’enseignement des langues » à la Bretagne. L’éclatement du ministère de la Culture et du ministère de l’Éducation nationale est ainsi programmé, le breton servant de levier. À voir ce que les instances régionales font du breton et de la culture, on est en droit de penser que le « problème du breton » est celui de la trahison de l’intérêt des Bretons au nom de cette langue, qui ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité.[/access]
*Photo : MAISONNEUVE/SIPA. 00437936_000001.
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