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Une Vestale pour un Empire

Une transposition dystopique de la Rome antique


Une Vestale pour un Empire
La Vestale, Opéra Bastille, 2024. © Guergana-Damianova/OnP

A l’Opéra Bastille, Lydia Steiler met en scène avec un éclectisme décoratif sombre et décadent La Vestale, opéra composé par Spontini pour l’impératrice quand Napoléon était au sommet de sa gloire.


Le spectre de Napoléon ne s’évanouit décidément jamais : dédié à Joséphine de Beauharnais, l’épouse de l’Empereur en premières noces, laquelle assista d’ailleurs à la première représentation, le 15 décembre 1807, à l’Académie impériale de Musique (son mari était alors en pleine campagne de Pologne), La Vestale fut un immense succès. L’œuvre devait ensuite triompher sur la scène lyrique européenne jusqu’au couchant du XIXème siècle, avant d’être progressivement mise au rancart. En 1954, l’année même où son film Senso sort sur les écrans, Luchino Visconti en ranimera la flamme, portant ce drame lyrique oublié à la Scala, en italien, avec la Callas dans le rôle-titre.

Pour nous, rétrospectivement, il est difficile d’imaginer ce qui fondait jadis la notoriété de cet opéra, la postérité lui préférant un Bellini, un Verdi, etc. Toujours est-il qu’à la charnière entre Gluck et Beethoven (Fidelio lui est quasiment contemporain), La vestale, annonçant déjà Berlioz, inaugure le grand opéra « à la française », c’est à dire chanté en français (et pas en italien), avec ballet, décor pharaonique, orchestre géant, chœur pléthorique, dont Meyerbeer sera la figure imposée…  Etienne de Jouy, le librettiste (1764-1846), était une célébrité très recherchée. Quant à Spontini, quoique transalpin d’origine, il est établi à Paris depuis 1803. Nommé « compositeur particulier de la chambre de Sa Majesté l’Impératrice », il écrira même en 1806 une cantate à la gloire de l’Empereur, et trois ans plus tard un Fernand Cortez, transparente célébration de l’épopée napoléonienne. Installé en Allemagne à partir de 1820, il voyagera pas mal avant de mourir en 1851, à 76 ans, fortuné et sans descendance, retiré en sa ville natale de Maiolati, qui en ce temps-là appartient aux Etats pontificaux.

Revenons à La Vestale. L’action se situe dans la Rome antique qui est aussi celle de l’invasion de la Gaule. Licinius, un général romain, retour de la guerre, avoue à son fidèle ami Cinna son projet d’enlever la vestale Julia. Car ayant fait vœu de chasteté, elle a trahi son amour : la voilà chargée par la Grande Vestale de veiller la flamme éternelle du temple. Si elle rompt sa promesse, la punition sera d’être enterrée vivante. La flamme s’éteint. L’amant dévasté implore le Souverain Pontife d’être supplicié à la place de Julia. Refus de l’intéressé. Mais si par miracle le voile de Julia prend feu, c’est que Vesta pardonne. L’orage éclate, un éclair embrase le voile…

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L’américaine Lydia Steiler, qui tout récemment signait dans cette même salle de l’Opéra Bastille une mise en scène controversée de Salomé, opte cette fois encore pour la transposition dystopique, dans une semblable magnificence décorative. Après un prélude orchestral où l’on voit les suppliciés, visage recouvert d’un sac, pendus par les pieds sur le mur d’enceinte, la paroi glisse latéralement pour nous découvrir un plateau où se reconnaît la somptueuse architecture ornementée de l’Amphithéâtre de la Sorbonne, avec sa coupole peinte par Puvis de Chavannes. Mais laissée ici dans un état décati :  les bibliothèques de bois sombre ont été vidées, les livres forment l’autodafé nourrissant l’âtre du temple de Vespa. Les caciques portent un uniforme noir, aux épaulettes à franges dorées de style Empire, le Pontife lui-même offre une mise plus martiale qu’ecclésiastique, les femmes du culte vont lourdement voilées de noir, le peuple nippé de vêtements aux couleurs passées paraît sortir tout droit d’un film néo-réaliste. La soldatesque – géants juvéniles et glabres, sanglés de noir, coiffés de casquettes façon SS, mitraillette en bandoulière – renvoie à l’imaginaire esthétique des totalitarismes du XXème siècle, tandis que sont convoquées les références aux pompes de l’Eglise catholique, aux tenues de l’Inquisition et au kitsch des processions idolâtres, dans un décorum associant encensoirs, bannières estampillées de symboles religieux, char de la vierge statufiée, chamarrée d’or, figurant le culte de Vespa, etc. Cet appareil décoratif fusionnel est la toile de fond sur laquelle se répand une débauche de crachats, de coups de fouets, de rafales, d’anatomies sanguinolentes…  

La Vestale, Opéra Bastille, 2024. © Guergana-Damianova/OnP

A la noirceur de l’intrigue, Lydia Seiler n’hésite pas à ajouter quelques éléments de son cru, telle la traîtrise finale du Cinna peroxydé envers Licinius, ou l’exécution par balles de la cynique Grande vestale, hors champ, au tomber de rideau… Pourquoi pas ? La touffeur, la rutilance morbide, le chromatisme à la fois luxuriant et subtil d’une régie se délectant à répandre à foison les insignes de la domination et du pouvoir (sans faire l’économie d’une vidéo exhumant quelques séquences issues du répertoire des actualités filmées) s’accorde bien, reconnaissons-le, avec l’intention qui préside au drame : un plaidoyer contre les fanatismes de tous bords.

Au service de cet éclectisme visuellement spectaculaire, une direction musicale hiératique et homogène de Bertrand de Billy, vieil habitué de l’orchestre de l’opéra de Paris, dont les chœurs revêtent ici une place tout à fait prépondérante. Dans le rôle-titre, on regrettera que le soir de la première la soprano Elza van den Heever, souffrante, ait dû céder la place à Elodie Hache, qui en particulier dans le troisième acte peinait à surmonter l’extrême difficulté d’une partition exigeant un souffle, une puissance vocale et un ambitus exceptionnels. Si défaillait de façon par moments agaçante la diction de la mezzo Eve-Maud Hubeaux, en méchante Grande vestale (la tradition lyrique veut que les r soient roulés), Michael Spyres et Julien Behr, les deux ténors campant respectivement Licinius et Cinna, ont recueilli, à raison, les suffrages du public : phrasé impeccable, timbre à la sonorité souveraine, présence scénique éblouissante.  Quant au Souverain Pontife, la basse française Jean Tieten en projette toute l’épaisseur funèbre, avec une aisance confondante.

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Tant et si bien qu’au salut final, les quelques huées émises des balcons, samedi dernier, ne s’adressaient certes pas à la distribution, mais à la metteuse en scène dès l’instant de son apparition. Celles-ci toutefois ne couvraient pas les applaudissements nourris portés à un spectacle qui, quoiqu’on puisse penser de sa facture tape-à l’œil, n’en reste pas moins cohérent avec lui-même : un grand Empire français vaut bien une Vestale hyperbolique.  

La Vestale. Opéra en trois actes de Gaspare Spontini (1807). Direction : Bertrand de Billy. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris. Avec : Michael Spryres, Julien Behr, Jean Tietgen, Elza van der Heever, Eve-Maud Hubeaux. Opéra Bastille les 19, 26, 29 juin, 2, 5, 8, 11 juillet à 19h. Le 23 juin à 14h. Durée : 3h40.



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