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Fin de régime sur le canal du Nivernais

« La Petite vadrouille », un film réalisé par Bruno Podalydès


Fin de régime sur le canal du Nivernais
« La Petite vadrouille » de Bruno Podalydès. © Anne-Francois Brillot

Quand l’absurdité du monde extérieur vous fauche, que le progrès semble un horizon flou, il est temps d’embarquer dans La Petite vadrouille, dernier film de Bruno Podalydès entre Nièvre et Yonne…


Un jour, tout s’est détraqué. Les maires des « petites villes » ont commencé à parler comme des technocrates. Á la veillée, possédés par l’idée de croissance, ils montraient des graphiques à leurs administrés, vantant l’attractivité économique de leur territoire. Ils projetaient leur incurie sous le masque fat de la raison. Dans les syndicats d’initiative, on traduisait des plaquettes pour attirer le batave en goguette. Les champs étaient dronés, les Intercités chargeaient les vélos à plusieurs milliers d’euros des citadins en quête d’authenticité, les sons et lumières de la saison estivale avaient remplacé la fermeture de l’hôpital de proximité et l’on cachait ces EHPAD où nos vieux allaient mourir dans cet exil intérieur. En ville, l’insécurité et l’immobilier vampirisaient les conversations des primo-accédants. On ne croyait pas plus à l’intégration européenne qu’à une victoire française à Roland-Garros. Tout avait le goût frelaté des sociétés en déshérence, d’une fin de siècle triste et inconséquente. Aux élections, il y avait plus d’assesseurs que de votants. Dans les chambres, affolés par l’électorat réfractaire, on se préparait à une tambouille peu ragoûtante. Pendant ce temps-là, exfiltré des débats publics, hors coterie, lassé par tant d’années d’imprévision, saoulé par les VRP des lendemains qui chantent, le citoyen apprenait à se dépatouiller avec ce quotidien grippé. Il a appris les vertus du désenchantement et s’est construit un système parallèle, fait de bouts de ficelle, la poétique de la mouise, et de joies simples. L’intelligence française se nourrit de ces évasions-là. Point de sarcasme, ni de colère refroidie, point de croyance en d’hypothétiques sauveurs de l’Humanité, juste le pas de côté salvateur. Le désengagement sans cymbales, ni trompettes comme moyen de survie. La débrouille des bras cassés, c’est ce qui attend tous les français.

Pour visionner la bande-annonce du film La Petite vadrouille :


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Pour se préparer à cette dissidence-là, La Petite vadrouille film de Bruno Podalydès sorti en juin, promenade comico-héroïque sur le canal du Nivernais, par son obsolescence programmée et sa fantaisie potache, raconte (sans volonté d’instruire) notre lente dérive. Les branques, les inadaptés, les « survivalistes » du 15 du mois, c’est nous tous, collectivement. Les recalés qui vivotent ont toujours quelque chose à nous dire sur le destin fracassé des démocraties. Nos écrans sont encombrés par les gagnants à gueule de croque-mort. Place aux amateurs, prime aux déclassés. Les professionnels des affaires, de l’administration et du suffrage universel sont disqualifiés depuis si longtemps. Podalydès n’est pas un de ces flibustiers du cinéma social qui dénoncent et militent, il choisit un chemin de halage plus fantaisiste et bringuebalant que la violence esthétisée, il trace une voie de délestage pour tous les invisibles. Sur sa pénichette baroque et craintive, on court après un billet, on tente de se refaire la cerise, de combler une dette, de sauver son boulot, alors on embarque avec d’autres clampins de son espèce. C’est naïf et tendre dans l’approche, donc révolutionnaire dans la vague. D’écluse en écluse, d’entraides en foirades, de toasts à la rillette en « blanc qui pique », la vie fluviale balaye les aigreurs du moment. On rencontre des jeunes idéalistes qui choisissent la fuite à la voile, Daniel Auteuil a quitté l’accent de Pagnol pour retrouver son œil de noceur, Sandrine Kiberlain en bourgeoise ou en employé de bureau a l’érotisme chaste des grandes dames. Chaque rôle a de la tenue. Denis Podalydès est un harpagon à casquette en proie à la jalousie et Florence Müller est virtuose dans tous les registres, de l’attardée à la vamp. Cette Petite vadrouille est mieux qu’un acte de foi. Dans cette fin de régime où tout semble partir a-dreuz, filer entre nos doigts, où nos rêves et nos défaites sont arrivés à quai, à la vitesse de l’escargot, le canal du Nivernais est une échappatoire. Il vaut l’ouverture des JO et l’Euro de football. Long de 174 km « reliant le bassin de la Seine à celui de la Loire », de Decize à Auxerre, ouvert seulement à la navigation d’avril à octobre, le 2ème canal de France en termes de fréquentation a de beaux restes. Il nous permet d’envisager l’avenir avec moins de certitudes et plus de légèreté. Il fut construit pour chauffer les logements des Parisiens, il transportait alors le bois « flottant » du Morvan, aujourd’hui il réchauffe le cœur des apatrides.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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