C’est une des meilleures comédies de ce début d’été. On l’intitulera Rencontres, puisqu’elle n’a pas de titre. Ce mardi matin 1er juillet 2014, se tient une conférence de presse improvisée devant le siège du Conseil économique, social et environnemental (CESE), place d’Iéna, à la suite du verdict du Tribunal administratif. Le CESE vient d’être condamné pour avoir refusé de donner suite à la pétition de la Manif pour tous, qui avait réuni près de 700 000 signatures, en février 2013, pour demander un examen approfondi des conséquences du projet de loi Taubira.
Le film commence par un duo entre Philippe Brillault et Ludovine de la Rochère. Le maire du Chesnay, qui est à l’origine de la pétition et de la plainte contre le CESE et a obtenu gain de cause, tend galamment le micro à la présidente de la Manif pour tous pour commenter la situation. Elle se félicite de cette victoire « fondamentale pour l’avenir de la démocratie ». Soudain, coup de théâtre : arrive Frigide Barjot, qui avait présidé à la remise des pétitions au CESE, en février 2013[1. On peut voir le « prequel » de « Rencontres » sur le site Youtube du maire Philippe Brillault.]
C’est un très bon film d’action où l’on suit l’arrivée des camions apportant de toute la France les cartons remplis de pétitions au Cese, surveillés par la police et accueillis par Frigide Barjot. Entre ce « prequel » et le début de « Rencontres », une ellipse de plus d’un an, résumée par l’apparition de Ludovine de La Rochère à la place de Frigide Barjot.], comme dirigeante de La Manif pour tous, dont elle ne fait plus partie aujourd’hui (elle est désormais à la tête de L’Avenir pour tous). Elle entre dans le champ à l’invitation de Philippe Brillault, et embrasse les deux personnages déjà en scène avec d’énergiques « Bravo ! ». À présent, la caméra cadre le trio. À la gauche de Philippe Brillault, Ludovine, un instant désarçonnée, reprend son discours comme si de rien n’était : « Les citoyens pourront désormais faire appel au CESE, nous pouvons nous réjouir… ». À sa droite, Frigide, d’abord un peu hors circuit, adresse à la caméra des sourires un rien nerveux, avant d’être associée à la réunion par Brillault, élégamment diplomate. L’attitude de Frigide mi-narquoise mi-embarrassée peut s’interpréter comme une volonté d’être associée à cette victoire, en rappelant clairement son rôle en 2013, et en même temps comme une demande de réconciliation[3. Sur la division du mouvement, on consultera les historiens compétents.], moins affirmative, plus timide, puisqu’elle ne peut faire là que la moitié du chemin et dépend de la bonne volonté de l’autre partie. L’attitude de Ludovine, mi-embarrassée, mi-fâchée, est plus univoque. Visiblement, elle n’attendait pas Frigide et n’a aucune envie de lui céder une part de gâteau. Passée la première surprise, elle s’est refermée pour s’en tenir coûte que coûte au discours prévu. Nouveau coup de théâtre : entre dans le champ Valérie Pécresse, qui se rend au CESE pour de tout autres raisons. Elle est aussitôt harponnée par Frigide Barjot, qui saisit l’occasion pour lui demander d’intercéder auprès du président du CESE. Philippe Brillault s’est rapproché avec le micro. La caméra cadre ce nouveau trio. Ludovine de la Rochère se trouve hors champ, mais Frigide Barjot l’inclut dans la scène en se tournant vers elle à deux reprises pour lui faire signe de rentrer dans le cadre. Exit Valérie Pécresse. Le trio précédent se reforme à l’image. Par les mots, Ludovine tente de le casser pour revenir au duo initial : « Tous les deux, Philippe et moi, nous allons demander… », dit-elle dans le micro tendu par Philippe Brillault. Frigide va et vient, sort du champ, y rentre, un peu nerveusement, déclare soudain : « Nous aussi, pour l’Avenir pour tous, nous allons demander, et tu seras notre mandataire, Philippe… Plus on est nombreux, plus on aura la possibilité de donner un poids supplémentaire… » Entre les deux femmes, Brillault intervient : « Cette décision (du tribunal),permet de nous réunir tous sur le même objectif». Tandis qu’il parle, Ludovine fait entrer dans le champ son adjoint Albéric Dumont. Symétrie amusante avec le passage de Valérie Pécresse. L’intérêt se déplace sur ce nouveau trio, réduisant Frigide à une figuration souriante, à l’écart. Renfort de choc, Albéric Dumont fait progresser l’intrigue en annonçant une nouvelle grande manifestation en octobre. Frigide, qui a enlevé son blouson comme pour ne pas se laisser voler la vedette (selon le principe traditionnel des rivales humiliées, « Sois très belle »), revient impromptu pour souhaiter que son mouvement, L’Avenir pour tous, puisse s’y associer, puisqu’il a le même but, sinon les mêmes moyens. La dernière réplique revient à Philippe Brillault : « Tout le monde a sa place, à partir du moment où l’objectif est atteint ».
Le hasard est un excellent metteur en scène. Ce morceau de cinéma-vérité est une savoureuse petite comédie humaine et politique, chorégraphiée comme un ballet bien qu’elle soit prise sur le vif, et l’on défie quiconque de ne pas y prendre plaisir et intérêt. Pour le sens de l’improvisation et de la psychologie, on songe à Rohmer, mais la justesse du tempo, la perfection de l’intrigue et du jeu constant entre le deux et le trois font penser à Lubitsch. Le divertissement est allègre et plein d’humour, mais très révélateur, aussi, pour qui veut prendre la peine d’y réfléchir. On peut le lire à différents niveaux. Le plus apparent tient du vaudeville, avec un homme jonglant élégamment entre deux femmes rivales (l’épouse et la maîtresse ?). Au deuxième niveau, on a une vue sur les jeux d’alliance et les enjeux de pouvoir qui font fluctuer la vie politique. Et on accède par là à un troisième niveau, plus profond, où le spectateur est invité à se poser la question fameuse : de quoi s’agit-il ? et son corollaire : que voulons-nous vraiment ? On sait que le hasard est aussi mathématicien. Dans le balancement entre deux et trois de cet impromptu léger, qui se joue au présent, il introduit le chiffre un par deux lignes de fuite : l’une conduit vers le passé, cette formidable pétition de 2013, ralliant tous les opposants au projet de loi Taubira ; l’autre ouvre sur l’avenir : si l’objectif est de défendre l’humanité contre ceux qui veulent la détruire par la technicisation et la marchandisation de l’être humain, ne doit-il pas prévaloir sur toutes les querelles gauloises de personnes et d’opinions ? La question de l’unionest posée, et bien posée. À chacun d’y répondre, et vive l’anarchie, pourvu qu’elle soit lucide et responsable ! Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un film aussi rigolo et aussi aigu.
*Photo : Pascal Fayolle/SIPA. 00684414_000020.
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