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Julien Benda, le Finkielkraut de son temps?

« La raison gouverne tout ». Pascal Engel dresse le portrait du philosophe Julien Benda


Julien Benda, le Finkielkraut de son temps?
Julien Benda, années 1920. © Dornac/Bridgeman Images

Le philosophe s’est opposé à tous les courants intellectuels et littéraires de son temps. En défendant la raison et la pensée pure contre le règne montant de l’émotion, Benda s’est enferré dans la solitude. Pascal Engel rend hommage à cet intransigeant dans une biographie très complète. 


« Son cœur absent ne reprochait rien à sa conscience abstraite, et il mourut odieux et maudit sans se sentir coupable » (Lamartine, à propos de Saint-Just, choisi comme épitaphe par Julien Benda).

Julien Benda (1867-1956) fut mal aimé, puis oublié. C’est injuste : il fut, sinon aimable (cadet de ses soucis), le « lieu géométrique » de nombre de débats de son temps, qui convergeaient vers lui, le concernaient, le requéraient. De tous, il se mêla – de l’affaire Dreyfus au stalinisme, où il s’égara un temps.

La raison gouverne tout…

Son kantisme, son obsession de « la raison » (sous-titre du livre de Pascal Engel : « Julien Benda ou la raison »), son rejet de l’idée de progrès et sa défense rationnelle de la République (et d’une Europe gouvernée par les idéaux républicains, aux antipodes du fédéralisme contemporain) : tout cela n’était pas rien. Mais dès alors inaudible.

Son antiromantisme (« trop vague »), sa défense du classicisme en littérature lui valurent l’intérêt des maurrassiens (que, juif, il n’aimait pas – ce fut par la suite réciproque), puis de Paulhan (avant leur rupture en 1944).

Il s’opposa successivement à Bergson (son « ennemi » intime, représentant cardinal d’une philosophie contre laquelle il ferrailla toute sa vie), Romain Rolland, Maurras (donc), Proust, Valéry, Gide, Sartre : cela fait beaucoup.

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« Adorateur d’une France abstraite et d’une République idéale qui n’a plus cours, défenseur des classiques (le Grand Siècle est son horizon) et refusant les goûts du temps, désireux d’incarner la certitude plutôt que l’inquiétude et la frénésie du nouveau » (P. Engel) : cela fait décidément trop.

L’intuition et l’anti-intellectualisme bergsoniens, l’antirationalisme de son époque ont préparé le terrain à Deleuze, Foucault, Zygmunt Bauman ou Bruno Latour – avec leur culte de la pensée « plastique », « fluide », et des concepts « souples », etc. Il était le Finkielkraut de son temps : il l’ignorait.

Sa défense de l’esprit et de ses lois – contre le culte de la sensation et de l’émotion de ses contemporains (et des nôtres) – ne signifie pas qu’il rejette le sentiment hors de la raison : comme Valéry, il considère que le sentiment aussi a des « raisons ». La raison gouverne tout.

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire

Absolutiste de la raison, il perd la bataille : contre Bergson, contre Sartre et ses successeurs. Engel signale une des grandes impostures de l’époque de Benda – et de la nôtre (en quoi Benda, plus qu’un « antimoderne », est un précurseur) : « Déprécier la raison, lui opposer la vie, traiter la vérité comme une valeur creuse et dénoncer en elle le masque du Pouvoir et de l’Autorité est devenu le fonds de commerce de l’intellectuel. »

À propos de certaines dénonciations de l’intégrisme religieux (musulman), Bourdieu parle d’un « obscurantisme des Lumières qui peut prendre la forme d’un fétichisme de la raison et d’un fanatisme de l’universel. » Chez Benda, l’universalisme des Lumières n’est pas un fétiche, mais un marqueur intemporel. Bourdieu aurait détesté Benda – et réciproquement.

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Ce chevalier blanc et son culte de l’intellect, « avatar » du Monsieur Teste qui pourfendait la bêtise et le culte du présent, aurait pu avoir un dialogue avec Valéry : il n’eut pas lieu (le côté « Bossuet de la IIIe République » de Valéry déplaisait à Benda).

Son combat pour « les valeurs éternelles de l’intellect » fut solitaire. Et son choix de l’éthique de conviction plutôt que de responsabilité, rigide, ne contribua pas à rompre sa solitude intellectuelle.

La Trahison des clercs (1927) trahit aussi la substance de sa pensée, transformée en slogan – le titre de ce livre est presque tout ce que l’on a retenu de lui – alors qu’il n’y prônait pas des valeurs morales, mais défendait les valeurs intellectuelles et leur autonomie. Jean-François Revel tentera de remettre les pendules à l’heure (en vain) : « Benda n’y condamne pas l’engagement des intellectuels ; ce qu’il demande c’est qu’eux surtout, et eux avant tout subordonnent l’engagement à la vérité, et non la vérité à l’engagement. »

Engel applique les analyses de son maître à notre époque

Benda demande à la littérature de fournir des « contenus de pensée » et d’apprendre « quelque chose sur la nature humaine plutôt que d’exprimer la subjectivité » : ni Gide ni Mallarmé, par exemple. Il développe ce propos dans La France byzantine, publié en 1945, qui lui aliène ses derniers lecteurs – et toute la République des Lettres.

Philosophe et directeur d’études à l’EHESS, Pascal Engel a écrit le livre décisif sur ce « mécontemporain » de son temps (et du nôtre) : chaque page de son étude profuse (trop parfois) dit l’actualité de Benda, sa solitude inconsolable et peut-être – pardon – celle d’Engel, Jean-Baptiste valeureux mais vox clamens in deserto quand même.

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Citons Engel à propos de nos contemporains : « Leur haine de la raison, leur culte de l’émotion et du moi, leur incapacité à l’abstraction et à se placer sur un plan objectif, leur refus de l’universel, leur valorisation de l’inquiétude » auraient ulcéré Benda. Engel applique les analyses de son maître à notre époque – et confirme ainsi leur pertinence : « Les réseaux sociaux et internet ont créé un système dans lequel non seulement on a affirmé que l’on ne croyait plus en la vérité et en la raison (totems de Benda), mais dans ce système les utilisateurs ne répondent plus qu’à des sollicitations de leur curiosité, au détriment de toute capacité de jugement. La démocratie s’est identifiée avec la tyrannie de l’opinion et avec la défense de causes respectables (écologie, féminisme, décolonialisme) mais défendues au nom du particularisme et contre toute forme de valeur universelle. À la justice on préfère le soin, la sollicitude, le care. Jamais la littérature et la philosophie n’ont autant valorisé l’émotion, l’intuition, l’intime et le souci exclusif de soi. »

On se prend à regretter que Pascal Engel collabore à un blog hébergé par Mediapart, alors que sa famille est à l’évidence du côté de Bruckner, Finkielkraut, Julliard – ce camp républicain et universaliste que la gauche a trahi.

Pascal Engel, Les Lois de l’esprit : Julien Benda ou la raison, Eliott, 2023.

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Juin2024 - Causeur #124

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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