Son regard sur le monde est implacable et son sourire toujours ironique. Roman Polanski manie la cruauté et l’innocence, le drame et le grotesque dans les moindres détails et avec justesse. Son œuvre est universelle parce qu’elle est portée par le sens du tragique : le réalisateur mondialement célébré est resté gamin de Cracovie.
« On fait un film parce qu’on aime rêver et on aime partager ses rêves avec les autres. Et si on fait un beau rêve, les détails du rêve doivent être intéressants, excitants et authentiques. C’est ce qu’on essaye de faire ».
Rien à voir avec quelque feelgood propos, dans ces paroles de Roman Polanski.
Il nous parle de la joie créatrice, cette impérissable énergie.
Il nous dit le lieu ombreux où l’art prend sa source ; et comment un film, tel un javelot ailé, s’élance vers nous et nous perce – ouvre nos âmes et nos cœurs. Et souvent, dans le plaisir et le trouble que nous en éprouvons, c’est vertigineux. Car c’est sur nous-mêmes qu’alors le rideau s’ouvre. Projeté sur l’écran, le film, ce rêve partagé, est un miroir magique de nos destins humains, pareil à celui des ironiques sorcières de Macbeth. Qui voient clair, très clair, et qui ne mentent pas.
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Il nous parle de l’imaginaire, et de la vérité, de leur indéfectible lien – il a lu Shakespeare, un alter ego comme le sont aussi le facétieux Cervantès, ou Mozart qu’incarna Polanski. Tous ces « généreux et riches de l’esprit », pareils à ces « fontaines publiques » où « l’époque jette ce qu’elle a de “plus actuel”, ses oiseaux sales leur ordure, les gamins leurs colifichets, les voyageurs épuisés […] leurs petites et grandes misères », et qui « redeviennent limpides » car elles sont si « profondes » (Nietzsche). Les grands artistes, nos fontaines publiques. Des hommes de chair et d’esprit, traversés par le bruit et la fureur du monde, mais miraculeusement capables, tant sont vastes leur intelligence et leur cœur, de cette « innocence qu’engendre constamment la créativité » selon le mot de W. Benjamin. Capables, par l’imaginaire, puissance vitale intacte de l’enfance et chemin premier vers la réalité, d’un regard neuf et libre sur l’humain dans tous ses états, en ses étranges et plus secrets replis, lumineux ou turpides. C’est cela, une œuvre. Le cinéma de Roman Polanski – également acteur infiniment plastique, et metteur en scène de théâtre et d’opéra – en est une, et de premier plan. Et nous étant adressée, elle excède son auteur, passeur absolument singulier d’une expérience universelle.
Il nous parle du travail passionné du réalisateur, pareil à l’enfant qui joue car tout entier à l’univers qu’il fait surgir.
« dresser un portrait de l’humanité avec tous ses particularismes »
Depuis ses courts-métrages polonais – Deux hommes et une armoire, Le Gros et le Maigre, Les Mammifères, et quelques autres petits bijoux – jusqu’à son film le plus récent, The Palace, farce macabre enragée dans la plus pure veine bouffonne du réalisateur, Roman Polanski n’a cessé de promener sur le monde tel qu’il (ne) va (pas) une manière d’avatar de cette « lampe bizarre » qui intriguait ses yeux d’enfant, et dont ses parents lui disaient qu’elle était « un détecteur de mensonges ». Il raconte ça à son ami Ryszard Horowitz dans Promenade à Cracovie, le documentaire délicat d’Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla sur son enfance et sa jeunesse à Cracovie. Et c’est comme si, à son insu, il nous parlait des enjeux les plus vifs d’un cinéma qui ne se lasse jamais de cette tâche – de ce jeu – ainsi décrits par Philip Roth : « dresser un portrait de l’humanité avec tous ses particularismes ».
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Ouvertement dans Cul-de-sac, Le Bal des vampires, Pirates ou Le Locataire, affleurant dans tous ses films, y compris les plus tragiques à travers tel détail, telle scène, telle situation absurde, poussé dans à son paroxysme dans The Palace, le grotesque, qui mêle le risible à l’effroi, est une arme subversive qui dénude le vrai. Rois détrônés, sages bouffons. Ce n’est pas sans motif que Polanski a réalisé un époustouflant Macbeth, qu’un fil invisible relie à The Palace. Macbeth qui, le désastre une fois consommé, pleurant Lady Macbeth, prononce, lui qui a vu l’horreur, y a plongé ses mains, la plus inoubliable, la plus profonde des méditations de Shakespeare. Elle s’achève sur ces vers connus de tous : « Life’s but a walking shadow, […] / It is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing. »
Tout est vanité – excepté la limpidité d’un regard dessillé. Néant, que transfigure la musicalité shakespearienne.
Habité par l’inaltérable, la vivace passion d’un homme, l’art est plus fort que tout.
The Palace ? Une vanité ciselée, dans la grande tradition de ce genre en peinture : memento mori. Alors tes valises de billets, ton pouvoir, la beauté passagère de jeunes années vénales destinées aux masques monstrueux dont accouchent à prix d’or les bistouris « esthétiques », tout cela : promis au rien pourrissant. Cruelle, la farce de Polanski ; mais sans l’ombre d’un ressentiment, car chevillée à la conviction, envers et contre tout, d’une immarcescible innocence, qu’affirme un final loufoque aux allures incorrigiblement potaches, où dans les débris de la sinistre fête, le sexe est enfin gratuitement joyeux.
Entre-tissées au grotesque, à l’increvable humour qui refuse de céder au malheur, la tragédie nue, intime ou (et) historique, l’injustice du destin, les pépites de simple bonté, et parfois la chance donnée aux êtres de recouvrer une humanité souillée en eux. C’est la marque de Polanski. Et toujours, de film en film, parmi lesquels tant de chefs-d’œuvre – Répulsion, Chinatown, Tess, ou Le Pianiste, pour n’en citer que quelques-uns –, mêlant à la noirceur une indomptable fantaisie traversée d’éclairs de tendresse pure, le chant de l’art.
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« En matière d’art, c’est évident, ça chante là où deux extrêmes inconciliables se touchent. Encore faut-il être dans une œuvre qui les découvre et les dénude, ces deux termes inconciliables et pourtant si proches. Il faut savoir ne pas les perdre ». Tout l’art de Polanski, résumé dans ces mots de Pierre Guyotat.
Enfermé, seul au milieu de la dévastation, réduit au silence, Wladyslaw Szpilman, dans Le Pianiste, joue, les doigts à quelques centimètres du clavier ; et, prodige de l’art de Polanski, nous entendons la musique. Aucune adversité ne saurait la faire taire.
Habité par l’inaltérable, la vivace passion d’un homme, l’art est plus fort que tout. C’est très exactement cela qu’insuffle à qui veut bien en accepter l’augure le cinéma de Roman Polanski.
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