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La République des salopards

Éric Branca publie « La République des imposteurs. Chronique indiscrète de la France d’après-guerre, 1944-1954 » (Perrin, 2024).


La République des salopards
Le général de Gaulle à Colombey les deux Eglises, référendum constitutionnel du 28 septembre 1958 © COLLECTION YLI/SIPA

La Ve République du général de Gaulle a tout fait pour qu’on oublie la IVe, peu reluisante. Au lendemain de l’Occupation, le régime parlementaire est celui de la corruption et de l’imposture, un bal d’escrocs et d’anciens collabos. Sans fard, le nouveau livre d’Éric Branca nous rafraichit la mémoire.


La IVe République est une période méconnue de l’histoire contemporaine. On en a une vague idée : la valse des ministères, des hommes en costume gris au visage fermé… La France n’est plus en guerre mais on respire mal. C’est qu’il est difficile de digérer quatre années d’occupation allemande orchestrées par un vieux maréchal et un maquignon en cravate blanche qui n’aura rêvé que de la victoire du nazisme. C’est une scène de théâtre où s’agite une flopée de spectres. L’intérêt réside dans les coulisses du pouvoir et ce que nous raconte Éric Branca, preuves à l’appui, est hallucinant. Il s’agit en réalité d’une des périodes les plus folles de notre pays. On apprend que d’immenses fortunes se sont édifiées sur le crime et la corruption ; des carrières fulgurantes, reposant sur l’imposture, se sont mises en place avant de sombrer dans la honte. D’anciens collaborateurs sont parvenus au sommet de la hiérarchie judiciaire et ont présidé les grands procès de l’Épuration. À tous les étages de la société, le travestissement règne. Quant au mensonge, il est la règle d’airain. Pour paraphraser Jean-Luc Godard, 1946 ressemble à une assiette sale.

Cas rocambolesques

Branca résume « les spectres » en question : « Ses protagonistes ne furent pas seulement des mythomanes ou de classiques escrocs tirant leur pouvoir de l’impéritie de l’État, mais bien souvent d’authentiques « salopards » – selon la terminologie d’alors – et parfois des assassins passés sans transition du statut de collaborateur des nazis à celui de « princes du système » pour reprendre l’expression rendue célèbre par Michel Debré. » Tous ces « salopards » profitent du chaos spectaculaire de l’après-guerre. Un couloir sombre s’est créé entre deux mondes et les plus perfides s’y sont engouffrés, laissant la morale à la consigne des objets trouvés.

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Les exemples rapportés par Éric Branca sont nombreux. Ils sont tous incroyables pour ne pas dire écœurants. Il évoque surtout ceux qui ne sont guère connus du grand public, laissant de côté, par exemple, René Bousquet, ancien secrétaire général de la Police de Vichy, coordonnateur de la rafle du Vél’ d’Hiv, acquitté en 1949 par la Haute Cour de justice au terme de seulement trois années de prison, et qui restera, jusqu’à son assassinat en 1993, l’ami intime de François Mitterrand. Branca s’attarde plutôt sur des cas rocambolesques, comme celui de Roger Peyré. En 1944, ce riche négociant en tissus est à la fois membre de la Milice et du PPF de Jacques Doriot. Il est sous le coup d’un mandat d’arrêt pour intelligence avec l’ennemi. Il parvient à s’enfuir mais se fait arrêter, puis s’échappe à nouveau. Il est jugé par contumace et condamné en 1946 à l’indignité nationale. Ses biens sont alors confisqués. On le retrouve deux ans plus tard, lavé de tout soupçon et décoré de la Légion d’Honneur pour « services exceptionnels ». Il se murmure qu’il fut un « agent double ». Mais la mascarade ne s’arrête pas là. Cet ancien milicien aura ses entrées jusqu’à l’Élysée. Il finira par « tomber » à la suite d’une magouille politico-financière évoquée par Branca. On épluchera sa comptabilité faite de multiples pots-de-vin versés et reçus. De nombreux autres collabos seront recyclés par la CIA, sorte de 5e colonne d’agents dormants, dans le but d’infiltrer les différents gouvernements occidentaux pour prévenir une éventuelle invasion de l’Europe de l’Ouest par l’URSS. Le chapitre intitulé « Les imposteurs de la guerre froide » est particulièrement édifiant. Face à un tel « fleuve d’immondices », formule d’Alexandre Vialatte, on comprend que le général de Gaulle ait souhaité imposer le mythe d’une France à son image, « tout entière tendue vers sa reconstruction après avoir communié avec lui dans « un seul combat pour une seule patrie » », rappelle Éric Branca. De la même manière, il demande à André Malraux de créer le mythe de la France résistante avec le discours du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Chassé par les partis, en 1946, l’homme du 18-juin reviendra en force en 1958 pour donner le coup de grâce à cette IVe République putréfiée.

Une décennie et puis s’en va

Dans ce contexte, les États-Unis ont la mainmise sur l’Europe de l’Ouest. D’abord sur le plan économique avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), dont le pro-atlantiste Jean Monnet accepte, en 1951, d’être le premier secrétaire général. Étienne Hirsch, son successeur comme commissaire au Plan, lors d’un entretien, est sans ambiguïté : « La question de la modernisation de la sidérurgie n’a pas joué. Nous voulions trouver quelque chose qui puisse amorcer la construction de l’Europe. Notre préoccupation était d’arriver à la disparition des souverainetés nationales. » Ajoutons à cela les colossales subventions du plan Marshall difficilement refusables qui vont acculturer les Européens à l’Americain Way of Life, faisant d’eux de futurs consommateurs de produits… américains. Enfin le rôle pernicieux de la Communauté européenne de défense (CED), dénoncé par Michel Debré, futur « père » de la constitution de la Ve République. Ce rôle consiste à créer une armée européenne, avec des institutions supranationales placées sous l’autorité du commandant en chef de l’OTAN, lui-même nommé par le président des États-Unis. Éric Branca révèle le poids respectif de chaque contingent national au sein de cette armée européenne. On constate que le poids de l’Allemagne aurait dû être de 33,6%, tandis que celui de la France n’aurait pas atteint les 25%. La confiscation de notre souveraineté était programmée.

Après avoir refermé La République des imposteurs, la trahison de nos dirigeants fait froid dans le dos. Mais comme le souligne Branca : « Moins de huit ans après son avènement, la IVe République s’est brisée sur la défiance des Français. » La défiance est une lame de fond qui finit par tout emporter.

Éric Branca, La République des imposteurs. Chronique indiscrète de la France d’après-guerre, 1944-1954. Perrin, 2024.




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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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