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Inintelligences Artificielles

Pour l'instant, le philosophe Raphäel Enthoven produit de meilleurs textes que ChatGPT


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Image d'illustration Unsplash

« Intelligence artificielle » est un oxymore, gronde notre chroniqueur, qui n’est pas tendre avec les machines. « Encore une confusion entre le quantitatif et le qualitatif », fulmine-t-il. « Déjà que le niveau frise les pâquerettes, avec ChatGPT et ses clones, on va creuser encore. » Manifestement, cet homme n’est pas de son temps.


Dans quelques jours, ce sera la cérémonie de l’épreuve de Philo du Bac. Près de 700 000 candidats devront faire semblant de réfléchir pendant quatre heures — en maudissant le règlement qui les empêche — pour le moment — de consulter une IA quelconque, ChatGPT par exemple, pour avoir en quelques minutes un devoir tout fait — et, ô miracle, sans fautes d’orthographe (vu l’état moyen des adolescents, c’est l’un des critères auxquels on reconnaît un texte produit par une IA).
Ah oui ?
En juin 2023, le Figaro s’est amusé à donner l’un des sujets qui venaient de tomber (précisément, « Le bonheur est-il affaire de raison? ») à ChatGPT d’un côté, et à Raphaël Enthoven de l’autre.
Quoi que vous pensiez d’Enthoven, il est agrégé de philo, et fut élève de l’ENS-Ulm à une époque où les étudiants de cette honorable institution n’appelaient pas à l’extermination des Juifs « du Jourdain à la mer ». S’il n’est ni Kant ni Hegel, il frétille agréablement du concept.
Ajoutons que les deux copies furent réécrites par des mains innocentes, anonymisées et corrigées à l’aveugle par Eliette Abecassis, philosophe et membre du conseil d’orientation stratégique de PST&B, et par Lev Fraenckel, professeur de philosophie, plus connu sous le nom de Serial Thinker sur TikTok, où il cumule plus de 210 000 abonnés grâce à ses conseils pour les élèves de Terminale.
Le résultat est significatif : « ChatGPT ne fait pas de problématique, rédige des longues phrases creuses, avec des citations approximatives ». Selon ces deux philosophes, l’IA a seulement essayé de faire de belles phrases, « au lieu d’argumenter, de donner des raisonnements ». Les correcteurs pointent également une référence aux auteurs « très faible », relevant des erreurs ou des résumés « très approximatifs ». Pour Éliette Abecassis, « ChatGPT a rendu une copie d’histoire de la philo, un catalogue avec ce que pensent les différents philosophes. Raphaël Enthoven, lui, a développé sa pensée de manière superbe ». Le philosophe a en effet « embarqué » son lectorat « dès les premières lignes » avec une « réflexion philosophique tellement bien pensée, bien écrite, surprenante », qu’elle en a fait « un merveilleux chemin ». 11/20 d’un côté, 20/20 de l’autre.

Résultats du baccalauréat 2022 devant un lycée de Douai, 5 juillet 2022 © FRANCOIS GREUEZ/SIPA

Aucune incertitude pourtant : une IA connaît infiniment plus de choses que vous, dans quelque domaine que ce soit. On a fait digérer aux machines un nombre hallucinant de références, on leur a fourni un vocabulaire total (soit, en Français, 70 000 mots environ, quand un individu cultivé en maîtrise tout au plus 6000), et une syntaxe impeccable. Cela dit, c’est un gros bagage pour un minuscule résultat. Avec une poignée de mots, un être humain peut faire bien mieux, parce qu’il pense — et que l’IA ne pense pas, elle régurgite. Quand on y pense, c’est assez dégueulasse.

Dans un article récent du New York Times, le grand linguiste Noam Chomsky et ses amis Ian Roberts et Jeffrey Watumull expliquent pourquoi l’IA sera toujours moins bonne qu’un individu raisonnablement bien formé. « OpenAI’s ChatGPT, Google’s Bard and Microsoft’s Sydney are marvels of machine learning. Roughly speaking, they take huge amounts of data, search for patterns in it and become increasingly proficient at generating statistically probable outputs — such as seemingly humanlike language and thought. These programs have been hailed as the first glimmers on the horizon of artificial general intelligence — that long-prophesied moment when mechanical minds surpass human brains not only quantitatively in terms of processing speed and memory size but also qualitatively in terms of intellectual insight, artistic creativity and every other distinctively human faculty. That day may come, but its dawn is not yet breaking, contrary to what can be read in hyperbolic headlines and reckoned by injudicious investments.”
Traduisons : « Ces programmes sont de petites merveilles d’apprentissage artificiel. Pour aller vite, elles engloutissent des tonnes de références, cherchent les structures qui s’y cachent et deviennent de plus en plus efficaces pour générer des résultats statistiquement probables — à l’imitation du langage et de la pensée humaines. Ces programmes sont aujourd’hui célébrés comme les premières lueurs, à l’horizon, d’une intelligence artificielle générale — ce moment prophétisé depuis lurette où les cerveaux mécaniques surpasseront les cervelles humaines, non seulement quantitativement, en termes de rapidité et de capacité de mémorisation, mais qualitativement, en aperçus intellectuels, créativité artistique ou n’importe laquelle des facultés spécifiquement humaines. Oui, peut-être ce jour viendra-t-il, mais nous ne sommes même pas à son aurore, contrairement à ce que proclament les gros titres des journaux, et les spéculations d’investisseurs peu judicieux. »

Il a fallu à IBM près de quinze ans pour mettre au point un programme d’échecs susceptible de rivaliser avec un grand maître — et je soupçonne Kasparov de s’être laissé battre par Deep Blue parce que le montant du chèque était conséquent. Et encore, les solutions sur un échiquier, quoique très nombreuses, sont en nombre fini. Mais les trouvailles des champions, elles, sont en nombre infini.

Ce n’est pas sur l’élaboration de la recette des œufs au plat ou la guérison de la grippe que l’IA est définitivement inférieure au cerveau humain. C’est dans ce qui fait spécifiquement l’humanité — pas la capacité à chasser le mammouth, mais celle de le représenter sur les parois de la grotte.
Ou si l’on préfère éviter les métaphores, c’est tout ce qui sépare un énoncé plat d’une trouvaille littéraire. D’une idée.

Les maisons d’édition commencent à utiliser l’IA pour effectuer des traductions. Mais comme le souligne le Figaro, il s’agit d’ouvrages où la traduction laisse peu de place à l’interprétation. Pas la littérature, où les difficultés de traduction imposent le recours à un être humain doté non seulement d’un vocabulaire et d’une base de références, mais d’une imagination capable d’opérer un transfert, d’une langue à l’autre, pour des textes a priori intraduisibles. Mon prof d’anglais d’hypokhâgne avait promis de dispenser de cours ceux qui trouveraient une traduction impeccable de ces vers de Dylan Thomas, le grand poète gallois : 
« Once below a time,
When my pinned-around-the-spirit
Cut-to-measure flesh bit,
Suit for a serial sum
On the first of each hardship… »
Oui, « once below a time », inversion de la forme figée « once upon a time », traduite ordinairement par « Il était une fois ». Come on, guys, try to translate…
Ou du français à l’anglais :
« Un grand orage éclate dans la glace à trois faces Avec toutes les flammes de la joie de vivre Tous les éclairs de la chaleur animale Toutes les lueurs de la bonne humeur Et donnant le coup de grâce à la maison désorientée Incendie les rideaux de la chambre à coucher Et roulant en boule de feu les draps au pied du lit Découvre en souriant devant le monde entier Le puzzle de l’amour avec tous ses morceaux Tous ses morceaux choisis par Picasso Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou Et les yeux sur les fesses les mains un peu partout Les pieds levés au ciel et les seins sens dessus dessous Les deux corps enlacés échangés caressés L’amour décapité délivré et ravi La tête abandonnée roulant sur le tapis Les idées délaissées oubliées égarées Mises hors d’état de nuire par la joie et le plaisir Les idées en colère bafouées par l’amour en couleur Les idées terrées et atterrées comme les pauvres rats de la mort sentant venir le bouleversant naufrage de l’Amour… » (Prévert, « Lanterne magique de Picasso », in Paroles).

« Un amant sa maîtresse et ses jambes à son cou » — sublime incertitude, en français, de l’adjectif possessif, « son » cou renvoyant évidemment aux jambes de la maîtresse cernant le cou de l’amant. Traduisez donc — en gardant l’idée de fuite qu’il y a dans l’expression figée « prendre ses jambes à son cou »…
Alors certes, l’IA peut traduire un roman d’Annie Ernaux. Mais Nathan Devers n’a pas tort de suggérer aux écrivains de faire preuve d’une créativité qui en fasse baver aux traducteurs automatiques. L’IA fait d’admirables peintures d’un académisme accompli — ou, sur demande, d’un impressionnisme parfait. Mais en aucun cas elle n’inventera quelque chose. L’IA est capable d’écrire un roman à l’eau de rose — pas Madame Bovary. Elle fait de mauvaises copies de philo pour bachelier médiocre. Cette médiocrité qui est sa marque de fabrique.
L’Éducation creusant toujours vers les abysses, des enseignants rêvent d’une machine qui corrigerait les copies à leur place. Le niveau va encore monter.

Libre à moi de préférer l’exceptionnel, le génie, ou même simplement l’élite. Je n’ai pas besoin que l’on me prouve qu’une machine peut rédiger une bonne copie pour entrer à l’ENA : nous avons besoin de gens qui pensent, pas de clones de petit niveau — ça nous changerait, tiens.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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