1. Quand Yalom rencontre Berger.
La plus grande angoisse d’Irvin Yalom, quand il était ado : ne pas trouver de filles pour une boum. Il est devenu professeur de psychiatrie et a écrit des récits fabuleux : La Méthode Schopenhauer, Et Nietzsche a pleuré, Le Jardin d’Épicure.
La plus grande angoisse de Bob Berger quand il était ado : être repéré par les nazis hongrois. D’une manière surprenante, c’est un flic de Budapest qui l’a sauvé. Il a émigré à 18 ans, seul, aux États-Unis, où il est devenu professeur de cardiologie.
Irvin et Bob sont maintenant des retraités. Amis depuis leur première rencontre à la fac de Washington, ils n’ont jamais abordé de sujets graves. Irvin préférait ignorer le passé de Bob. Et Bob ne voulait pas en parler. Cela tombait bien. Et puis, un jour, il est arrivé une curieuse aventure à Bob, alors qu’il se trouvait à l’aéroport de Caracas. Il a éprouvé le besoin de la raconter à son vieil ami Irvin. Et c’est ainsi que, cinquante ans après, le passé a fait retour dans le présent.
Yalom a été bouleversé. Bob l’a réconforté : « On s’habitue à tout », lui a-t-il dit. Yalom a réprimé un tremblement et hoché la tête en murmurant : « Bien sûr ». Jusqu’alors, ils avaient passé leur temps à plaisanter. Pour la première fois avant de se séparer, ils s’étreignirent. Puis, lentement, ils s’éloignèrent vers leurs nuits peuplées de rêves pour l’un, de cauchemars pour l’autre. Les confidences de Bob à Irvin relatées dans En plein cœur de la nuit m’ont rappelées celles de Pierre Katz, un ami de fac à Lausanne, déporté encore enfant avec toute sa famille, excepté son père fusillé, à Bergen-Belsen. Lui non plus n’avait pas les mêmes rêves que moi. Mais il aurait été indécent de s’apitoyer. Nous partagions tous les deux la même admiration pour Julien Green. Il lui avait écrit. Moi aussi. Julien Green lui avait répondu. Ce fut le début de leur correspondance. Même si j’en éprouvais un peu de dépit, je m’en réjouissais pour Pierre. Il n’y avait guère que Julien Green pour le comprendre. Moi, je m’intéressais trop aux filles. Et quand je le voyais chez lui dans sa robe de chambre élimée, j’avais trop peur de chialer. Nous goûtions un sorbet à la mangue et il jouait avec ses deux petites filles. Il me parlait de la couleur de son angoisse : elle était bleue, parfois si bleue qu’il se mettait à trembler. Je n’ai jamais osé le prendre dans mes bras. Et je ne saurai jamais si j’ai eu tort ou raison. [access capability= »lire_inedits »]
2. Division IV.
Si je pense à Pierre Katz, c’est que sa fille, Hélène, m’a envoyé un opuscule, Division IV, qu’il avait publié en 1970, à Lausanne, dans le quotidien Le Peuple où nous avions travaillé ensemble. C’était un tiré-à-part, modeste comme son auteur, mort à Lausanne le 15 avril 2011. Il était né en Roumanie, en Transylvanie précisément, le 8 janvier 1941. Il eût mieux valu naître en Suisse, mais enfin, suisse, il l’était devenu et exhibait son passeport d’un beau rouge qui portait la mention : « Ce passeport à été établi sur la base de l’acte de naturalisation du 17 mai 1965 », ce qui montre bien, ajoutait Pierre K. que je suis né ailleurs, probablement près du château de K. , ou de l’endroit sinistre où K. fut égorgé.
Être né au mauvais endroit au mauvais moment conduisait parfois Pierre K. à l’hôpital psychiatrique de Cery, sur les hauts de Lausanne. Une forme d’internement qui n’était pas sans rappeler les années passées à Bergen-Belsen. Quand des malades lui demandaient ce qu’il faisait là, il répondait simplement : « Je suis un littéraire qui a les nerfs malades et qui crève d’angoisse. » Les Valium 10 qu’il ingurgitait étaient bleus comme son angoisse. Mais rien ne le soulageait tant que de recevoir une lettre de Julien Green, qu’il aimait comme un père − le sien, je l’ai déjà dit, ayant été tué d’une balle dans la nuque par un SS sous ses yeux.
Pierre relisait aussi Kaputt, de Malaparte, sur l’unique chaise de sa chambre qui sentait l’encaustique et la propreté. Il se demandait ce qui n’était pas « kaputt ». Il se demandait si l’histoire de ces juifs que l’on pendait avec leur chien était vraie. Il se demandait si le seul progrès dans notre monde ne sera pas un progrès vers plus de souffrance. Il pensait aussi à Kafka qui était mort en hurlant à son médecin : « Docteur, tuez-moi, sinon vous êtes un assassin ! » Mais il était en Suisse et des déesses bienveillantes − Mesdemoiselles Roche, Ciba, Sandoz et Geigy − gommaient parfois ses angoisses, même si Pierre n’oubliait jamais que tout était truqué et que, dans sa somnolence, il voyait tant de gens qui l’angoissaient se jeter sur son angoisse pour l’assommer.
3. La chasse aux forsythias.
Un jour, Pierre Katz éprouva le besoin de revoir l’hôpital psychiatrique de Cery avec sa fille, Hélène. Elle ne savait pas encore ce que le destin avait réservé à son père. Il envisageait de lui en parler tout en cherchant des forsythias. Il éclatait d’angoisse. Sa fille le percevait intuitivement. Arrivé devant la clinique, il lui dit :
– « Tu sais, Hélène, on enferme beaucoup de gens.
– Où ça, papa ?
– À Auschwitz, par exemple. »
Et lui revint en mémoire, comme une chanson, cette phrase de Primo Levi : « …en vue des monts Beschides, les montagnes mêmes qui barraient le lugubre horizon d’Auschwitz. »
– « Tu as été enfermé à Auschwitz ? demanda l’enfant.
– Non, à Bergen-Belsen seulement.
– C’est loin d’ici ?
– Oui, répondit Pierre en riant, plus loin que la clinique.
– Et pourquoi tu as été enfermé à Bergen-Belsen ? Tu étais malade ?
– Oui, malade. Oui, je souffrais de judéité…
– Je ne comprends pas, papa. »
Il est préférable parfois de ne pas comprendre. Pas trop vite, tout au moins. [/access]
*Photo : MARY EVANS/SIPA/51164245_000001
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